Mais il y en a eu, de ces gens audacieux qui ont bravé les autorités ecclésiastiques pour affirmer le caractère privé des croyances et la nécessaire séparation de l'Église et de l'État. Un de ces pionniers fut Louis-Joseph Papineau, chef des Patriotes de 1837-1838. La déclaration d'indépendance de 1838 énonçait à l'article 4 que « toute union entre l'Église et l'État est par la présente déclarée être dissoute ». À l'époque, de telles intentions pouvaient mener à l'excommunication, mais Papineau tint bon à ses principes jusqu'à sa mort en septembre 1871.
Cette semaine, en scrutant les étagères de la petite librairie d'occasion de mon quartier (à Gatineau), je suis tombé sur un exemplaire de la biographie de Papineau par Robert Rumilly*, publiée en 1933, et que j'ai achetée avec empressement. C'est donc écrit à l'époque où la grande noirceur sévissait toujours ici, et j'étais curieux de voir ce qu'un auteur conservateur comme Rumilly écrirait sur le dernier chapitre de la vie du vieux Patriote.
Je vous propose ici les trois dernières pages du livre, parce qu'elles sont émouvantes, mais aussi parce qu'elles peuvent servir d'inspiration à ceux et celles qui poursuivent le combat pour la neutralité religieuse de l'État au 21e siècle :
« Papineau, à l'époque de sa mort, était entouré à la Petite-Nation du cercle de sa famille réduite : sa fille Ezilda, son fils Amédée et sa bru, son gendre Napoléon Bourassa et ses petits-enfants.
« Le jeudi 14 septembre 1871, en dépit d'une légère indisposition, il descendit en pantoufles et robe de chambre pour donner des instructions au jardinier. Il faisait très frais. Papineau frissonna. Il ne fut pas bien le reste de la journée, et ce malaise s'aggrava les jours suivants.
« Il ne respirait qu'avec peine. Le lundi on fit venir un médecin de Montréal. Les poumons étaient congestionnés. L'oppression s'accrut, devint telle qu'il dut rester assis. Pendant cinq jours et cinq nuits, il ne put se coucher; il allait d'une chaise à l'autre. Il était entouré de soins admirables. Il s'excusa de donner aux siens tout ce mal inutile, car il sentait bien la fin prochaine. Il en parla sans crainte, expliquant en détail les intentions de son testament. À ses petits-enfants il conseilla de mettre du bon vouloir et de la sympathie dans toutes les relations de la vie. De temps à autre, il buvait sa potion et disait en souriant : "C'est pour satisfaire le docteur, mais il sait aussi bien que moi que c'est inutile."
« Il eut alors à prendre une décision pénible, mais à laquelle il avait longuement réfléchi. Le Père Bourassa vint lui offrir les derniers sacrements. "Mon cher curé, dit Papineau, vous êtes un digne prêtre et un bon ami. Depuis cinquante ans que je médite sur les fins dernières, je crois à l'existence de Dieu et aux devoirs moraux des hommes, mais je ne parviens pas à croire à la Révélation. Alors, je ne puis sans mentir à Dieu et aux hommes recevoir vos services comme prêtre."
« Il s'arrêta pour reprendre haleine, puis : "Je vois venir la mort avec un calme absolu. Dieu ne me punira pas de n'avoir point cru, en mon âme et conscience, à des dogmes."
« Il se raidissait, mais ses mains esquissaient le geste de carder les accoudoirs du fauteuil. Le Père les emprisonna dans les siennes et doucement, amicalement, insista sur le bon exemple que Papineau avait donné toute sa vie et qu'il lui fallait donner une dernière fois. Le vieillard demanda: "Je n'ai jamais déguisé ma pensée. Voudriez-vous donc, mon cher curé, que j'arrive devant Dieu avec un mensonge à la bouche?" Il dit encore : "Si je me trompe, c'est de bonne foi, et je compte sur la miséricorde de mon Créateur."
« Les deux hommes souffraient de s'infliger cette peine mutuelle; mais chacun se devait encore de lutter. Le curé observa qu'il serait peut-être difficile de faire inhumer Papineau, s'il persistait, dans sa chapelle mortuaire, à côté de ses parents. "Vous avez assisté mon fils Gustave, dit Papineau, et ma femme bien-aimée. Vous savez comme j'ai respecté leurs croyances, comme je leur ai procuré les consolations religieuses qu'ils désiraient avoir. Laissez-moi reposer près d'eux en paix... dans la dernière demeure que j'ai préparée pour eux et pour moi. "Je dois en référer à l'évêque d'Ottawa", dit le prêtre. "Il m'estime et ne manquera pas de charité", répond Papineau.
« Le malade était blême d'épuisement. Le curé s'en alla, repassant par le salon où il s'était souvent assis en face de M. Papineau pour la partie de cartes ou de trictrac. Cette fois, il s'était montré patient comme jamais, et n'en venait pas moins de perdre la partie pour le gain de laquelle il aurait donné sa main à couper. D'un geste machinal, il croisait et décroisait ses gros doigts qui tremblaient. Il partit pour Ottawa, où l'évêque devait lui conseiller de ne pas soulever de discussion pénibles, et d'assister aux funérailles, en soutane seulement.
« Le prêtre sorti, Papineau s'excusa auprès des siens de cette suprême et triste victoire, et répéta, hochant la tête: "Je compte sur la miséricorde de mon Créateur."
« Vint le moment où il ne put se déplacer. Il fit alors traîner son fauteuil près de la fenêtre. Il voulait contempler une dernière fois le coucher du soleil. Il regarda de tous ses yeux le jardin qui commençait de prendre les teintes carminées de l'automne. Il dit: " Je ne verrai plus mon jardin et mes fleurs."
« Puis il parla difficilement. Il remercia par des ébauches de sourire ceux qui prenaient soin de lui. On lui fit absorber un calmant. Demi-conscient, il dit encore, levant les bras vers le mur : "Un appel... en faveur... des pauvres Irlandais." Puis il repris son entière connaissance et dit: "C'est stupide de s'en aller quand il se passe de si grandes choses dans le monde... Les affaires de la France et de l'Angleterre sont si embrouillées..."
« Le soir du 23 septembre, un samedi, il fit ses adieux au médecin: "Tout ce que la science peut faire, vous l'avez tenté." Et dans un dernier souffle : "Merci, mon cher docteur, et adieu."
« Quelques minutes après - à neuf heures, l'heure où était mort Gustave - il laissa tomber sa tête en arrière sur le fauteuil. Le médecin prit son pouls et dit: "Adieu, monsieur Papineau." Le coeur trop ardent avait cessé de battre.
« Les trembles et les érables de la Petite-Nation se paraient de rouille et de pourpre. Aux flancs des Laurentides résonnaient les premiers accords de la grande symphonie automnale. Les plus précoces des oiseaux migrateurs rayaient le ciel de leur vol triangulaire. Un vent léger soulevait, faisait tourbillonner les premières feuilles mortes. »
Le projet actuel de charte des valeurs (des valeurs universelles et non uniquement québécoises) s'inscrit dans l'héritage de la rébellion républicaine, démocratique et laïque des Patriotes d'il y a 175 ans. Les derniers jours de Louis-Joseph Papineau montrent à quel point s'étaient enracinées les valeurs qu'ils avaient défendues au péril, et parfois au prix de leur vie. Ils ont défié l'intégrisme de l'époque et auraient sans doute combattu ceux d'aujourd'hui.
* Papineau, par Robert Rumilly. Éditions Valiquette, Montréal, 1933, 281 p.
* Papineau, par Robert Rumilly. Éditions Valiquette, Montréal, 1933, 281 p.
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