jeudi 9 janvier 2014
Je me souviens des journalistes en prison...
Je viens de relire avec beaucoup d'intérêt le mémoire sur la liberté de presse au Québec, rédigé il y a plus de 40 ans (en 1972) par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. On y parle de sujets très contemporains, y compris la concentration des entreprises de presse, le droit à l'information, la participation du public et l'éthique. Mais, époque oblige, on revient beaucoup sur la crise d'octobre... et j'y ai trouvé des témoignages qu'il ne faudrait pas oublier...
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La crise d'octobre de 1970, ou « la crise de l'automne » ainsi que Fernand Dumont l'avait nommée dans les mois qui l'ont suivie, a été utilisée par les gouvernements supérieurs - Ottawa, Québec et Montréal - pour mettre des adversaires en prison, bien plus que pour capturer la petite poignée de terroristes et/ou meurtriers du Front de libération du Québec (FLQ).
Le gouvernement fédéral en savait suffisamment pour avoir la certitude qu'il n'y avait pas d'insurrection appréhendée au Québec. Ottawa a invoqué les mesures de guerre pour réduire au silence la presse et les principaux porte-parole des organisations susceptibles de lui faire obstacle dans ce qui était vite devenu une croisade anti-indépendantiste (politiciens, syndicalistes, artistes et autres) déguisée en opération policière et militaire contre un soi-disant complot orchestré par le FLQ et une armée de sympathisants.
Au moment du déclenchement des mesures de guerre, il n'y avait que deux enlèvements, ceux de James Cross et Pierre Laporte, oeuvre d'une douzaine de felquistes tout au plus. Le ministre Laporte était toujours vivant. Mais la dynamique médiatique, avec le foisonnement d'information à la radio, à la télé et dans les journaux, avait créé un drôle de climat dans la population, dont une part appréciable semblait avoir une certaine sympathie pour les récriminations du FLQ sans toutefois appuyer ses stratégies violentes. Cela est devenu particulièrement évident après la lecture du manifeste du FLQ à la télé, le gouvernement canadien percevant une « érosion » de l'opinion publique...
C'est ça que le gouvernement voulait casser en lançant l'armée dans la bagarre et en supprimant les droits et libertés de tous les citoyens canadiens. Québec et Montréal avaient assez de moyens policiers pour identifier et éventuellement capturer le petit noyau de criminels qui avait orchestré les enlèvements. Mais pour faire taire les médias et des milliers de contestataires innocents dans tous les milieux, il fallait bien plus. Il fallait supprimer les droits constitutionnels...
Et cela a réussi. J'étais courriériste parlementaire à Ottawa à l'époque, et je me suis retrouvé à Montréal le 16 octobre, journée de l'entrée en vigueur de la Loi sur les mesures de guerre. Je me souviens des troupes autour de l'hôtel de ville et du palais de justice de Montréal, dépêchées de je ne sais où pour mater une soi-disant insurrection et ne comprenant pas pourquoi ils étaient entourés de plein de gens souriants qui trouvaient leur présence curieuse et qui plaçaient leurs enfants autour d'eux pour prendre des photos pour les albums de famille...
Des citoyens montréalais, le 16 octobre 1970, jasant et photographiant des militaires accourus pour mater l'insurrection...
Ce climat de bonhommie a duré jusqu'à la mort de Pierre Laporte, le lendemain des mesures de guerre. Le FLQ a perdu d'un coup tout son capital de sympathie par cet acte criminel. L'opinion publique se serait probablement rangée derrière les gouvernements sans les mesures de guerre. Mais l'effet de cette loi draconienne, avec ses arrestations arbitraires et la censure médiatique, a favorisé un climat de crainte dans la population qui a alors toléré les pires abus des autorités. Au-delà des emprisonnements sans justification de centaines d'innocents, la liberté de presse aura été l'une des principales victimes du coup de masse gouvernemental en octobre.
J'ai retrouvé dans mes dossiers le mémoire présenté par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) à une commission parlementaire spéciale sur la liberté de presse en 1972, et portant entre autres sur les événements de l'automne 1970. Le document recense les arrestations injustifiées de journalistes, les perquisitions tout aussi injustifiées chez des reporters et photographes, ainsi que la censure dans différents médias. Cela vaut la peine, près de 45 ans plus tard, de rappeler les noms de ces journalistes :
1. René Malhot, de Radio-Canada, arrêté par l'escouade anti-terroriste et brutalisé à quelques reprises par des policiers, relâché presqu'aussitôt cependant.
2. Michel Belleau, journaliste à l'Action de Québec, emprisonné pour neuf jours sans motif à Orsainville.
3. Nick Auf Der Maur, de Radio-Canada, arrêté par la GRC et emprisonné pendant trois jours.
4. Uwe Siemes, journaliste du magazine allemand Stern, séquestré par quatre policiers pendant une journée dans sa chambre d'hôtel...
5. Claude Dulac, directeur du Bulletin de Buckingham (Outaouais). Les policiers reconnaissent qu'ils n'ont rien à lui reprocher, mais il est incarcéré pour quatre jours...
6. et 7. Jean Gagnon et Jacques Massé, du magazine Point de mire. Le premier passe 18 jours en prison, le second 9.
8. Rhéal Casavant, des affaires publiques de Radio-Canada à Ottawa, tiré de son sommeil par les policiers et incarcéré pendant 13 jours. On ne lui a jamais dit les motifs de son arrestation.
9. Colette Duhaime, alors au Journal de Montréal, arrêtée sans motif en pleine salle des nouvelles et emprisonnée pendant plusieurs jours.
10. et 11. Gilles Bourcier et Roger Bélanger, respectivement journaliste et photographe à Montréal-Matin, arrêtés pendant qu'ils couvraient un événement sportif à Toronto...
12. Ronald Labelle, photographe pigiste, détenu une semaine à Parthenais.
13. Gérald Godin, alors à Québec-Presse (devenu plus tard député), détenu une semaine.
14. Louis Fournier, journaliste à la station CKAC, arrêté pour une journée avant les mesures de guerre.
15. et 16. Célestin Hubert, de Radio-Canada, et Robert Pilon, du Quartier Latin, interrogés par qu'ils étaient avec Louis Fournier.
17. Raymond Bernatchez, de Montréal-Matin, arrêté dans la salle des nouvelles, puis relâché.
18. Gilles Paquin, ancien journaliste au Droit et à La Presse, arrêté, détenu et relâché sans motif.
Il ne faut pas sous-estimer l'effet de ces arrestations sur les individus concernés, sur leurs organisations respectives et sur le public qui a été privé d'information et d'opinions essentielles sous un régime répressif qui a duré plusieurs semaines. Je me souviens du climat dans les médias... et au Parlement canadien qui était mon principal lieu de travail. Mes parents s'inquiétaient qu'à tout moment, les policiers frappent à ma porte pour me passer les menottes. J'y ai moi-même pensé... Faut croire qu'étant franco-ontarien, j'étais absent de leur radar...
Mais de voir des collègues « disparaître » sans motif, cela laisse des traces... On devient plus prudent... J'ai arrêté de faire des entrevues dans la rue quand un des « interviewés » s'est retrouvé en prison à cause des opinions exprimées... On hésite davantage avant de poser des questions pointues à des ministres et députés fédéraux constamment accompagnés de militaires en tenue de guerre... Dans un restaurant de Hull, où nous célébrions le 25e anniversaire de mariage de mes parents (24 octobre), on a dû manger à la table voisine d'un député local, flanqué d'un soldat armé d'une mitraillette...
Tout ça pour dire qu'en cas de crise, les médias comptent invariablement parmi les premiers groupes visés par les gouvernements, et que la libre circulation de l'information et de l'opinion reste l'un des droits les plus précieux d'une société.
Je n'éprouve aucune sympathie pour la violence du FLQ. Les auteurs des deux enlèvements et du meurtre de Pierre Laporte méritaient de croupir longtemps en prison.
Mais d'autres s'en sont tirés sans égratignure. Pour avoir provoqué l'emprisonnement de centaines d'innocents et supprimé sans justification les droits et libertés de tout un pays, les Pïerre Elliott Trudeau, John Turner, Jean Marchand, Mitchell Sharp, Bryce Mackasey, Gérard Pelletier, Charles Drury, Edgar Benson et leurs complices québécois, y compris Robert Bourassa, Jérôme Choquette et Jean Drapeau - collectivement coupables du plus sauvage abus de pouvoir depuis la Confédération - n'ont jamais goûté à la justice qu'ils méritaient.
Cette histoire n'a pas encore été entièrement racontée. Il faudrait le faire avant que tous les acteurs et actrices de cette crise soient morts et enterrés.
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