La page 3 du Journal de Montréal du 30 octobre 1971
À la fin d'octobre 1971, les employés de La Presse étaient lock-outés par leur propriétaire, Power Corporation. Les journalistes craignaient la fermeture définitive du quotidien, un front intersyndical avait été formé et un appel à manifester avait été lancé pour le 29 octobre, appel qui fut maintenu en dépit d'une interdiction de toute manifestation dans le Vieux Montréal par les autorités de la ville.
Les principaux enjeux étaient ceux-là même qui reviennent aujourd'hui avec encore plus d'acuité : les changements technologiques et la rentabilité des entreprises de presse!
Désireux d'appuyer les collègues montréalais et inquiet pour l'avenir de La Presse, je me suis rendu à Montréal avec un confrère du quotidien Le Droit (alors propriété des Oblats de Marie Immaculée), Normand Dugas. Nous étions tous deux membres de l'exécutif du syndicat des journalistes du Droit, affilié à la CSN. Je n'avais que 25 ans et c'était ma première participation à une «grande» manifestation dans la métropole. Nous savions que le climat était volatile à Montréal, un an seulement après la crise d'octobre 1970, mais la solidarité l'emportait sur la prudence…
C'était une soirée chaude pour un 29 octobre, le mercure ayant grimpé aux alentours de 20 degrés durant la journée. Ce devait être une soirée chaude sur tous les plans. Les souvenirs se bousculent dans ma mémoire, mais je revois cette immense masse de plus de 10 000 personnes se mettant en branle et arrivant aux abords de la rue St-Denis et Craig (maintenant Saint-Antoine). La foule était bruyante mais tout se déroulait pacifiquement jusque là.
Tout à coup, on aperçoit une bousculade près des cordons policiers qui bloquaient la progression de la manifestation. On n'a jamais su comment la violence avait éclaté. Les bruits couraient autour de nous que des policiers déguisés en manifestants avaient provoqué l'émeute, alors que les autorités ont blâmé des éléments violents dans la manif. Quoiqu'il en soit, ce fut un matraquage en règle de tout ce qui bougeait. Bilan: un mort (femme victime d'une crise d'asthme) et plus de 300 blessés y compris des dizaines de policiers!
Il me semble encore entendre les motos, ainsi que les hélicoptères survolant le quartier autour du carré Viger et paraissant diriger les assauts policiers. Où nous étions, les manifestants étaient encerclés par les forces de l'ordre et ne pouvaient échapper au piège tendu. Dès que nous tentions de quitter les lieux (et c'est ce que nous voulions faire, étant venus manifester pacifiquement), les policiers nous refoulaient vers le centre pour mieux taper… Il y a sans doute eu des débordements et du vandalisme provenant d'éléments plus radicaux qui s'infiltrent toujours dans ce genre de manif, mais d'où nous étions, au coeur de l'attroupement, la seule menace venait des coups de matraque sans discrimination.
On ne pensait plus s'en sortir quand une brèche s'est ouverte entre quelques édifices et nous avons pu monter St-Denis vers Sherbrooke et le secteur des restaurants plus au nord, toujours pourchassés par des policiers même si nous n'avions rien fait. Nous avons finalement réussi à nous attabler à un resto sur St-Denis et à être servis. Mais bien d'autres voulaient faire de même et le restaurant était bondé de gens debout attendant qu'une place se libère. Et voilà que des policiers entrent dans l'établissement et y évincent tous les clients non servis… avec la suite que l'on devine sur le trottoir et dans la rue…
Après notre «collation» imprévue, nous estimant chanceux d'avoir échappé aux matraques et aux paniers à salade, nous sommes sortis sur St-Denis pour retourner à la voiture garée quelque part dans le secteur. Arrêté sur le trottoir devant un feu rouge, je sens tout à coup un coup de bâton dans mon dos. Un groupe de policiers m'interpelle: «T'as jamais brûlé un feu rouge?», me demande l'un d'eux. Je réponds prudemment que non et aussitôt, il me projette violemment dans la rue achalandée… Si une ambulance n'avait pas interrompu le flot de voitures, j'aurais pu être blessé ou pire…
Nous sommes finalement revenus sains et saufs à la salle des nouvelles du Droit, au centre-ville d'Ottawa, satisfaits d'avoir participé à un mouvement d'entraide et de solidarité parce que les enjeux professionnels et syndicaux en valaient le coup. Le fait que nous ne connaissions pas personnellement les collègues de La Presse, autre que par d'occasionnelles rencontres à la CSN, était sans importance. Même si Paul Desmarais, président de Power, n'avait pas officiellement donné d'indication de fermeture, les employés du quotidien montréalais croyaient leur journal menacé… Cela suffisait pour nous.
À la une du Devoir du 30 octobre 1971
Et nous n'étions pas seuls. Plusieurs journalistes d'autres quotidiens régionaux du Québec se sont eux aussi rendus à Montréal pour appuyer leurs camarades par cette chaude soirée d'octobre. Quelques mois plus tard, l'intersyndicale gagnait son combat contre Power Corporation et La Presse reprenait sa place sur l'échiquier médiatique de la métropole.
Quarante et quelques années après, en mai 2014, les fils de Paul Desmarais annoncent la disparition éventuelle des quotidiens régionaux et prévoient l'abandon de la version imprimée de La Presse. Cette fois, ce ne sont pas des rumeurs ou des craintes, mais des déclarations très officielles des propriétaires.
Ce qu'il restera des quotidiens régionaux n'est pas clair, mais selon le scénario actuel le plus probable, ils seront intégrés (tablettés?) à La Presse+. En 2014, devant cette menace très réelle à l'information régionale et aux journaux imprimés, il n'y a pas de mouvement structuré pour sauver les quotidiens hors-Montréal, pas d'intersyndicale, pas d'appel à manifester, pas d'alerte lancée par les syndicats des salles de rédaction… Seule la FPJQ s'agite...
Pour avoir réclamé un débat public et questionné les agissements de l'empire, j'ai été promptement limogé comme éditorialiste invité au Droit (aujourd'hui propriété de Gesca/Power). Et personne, dans l'empire, ne s'est avancé pour affirmer le droit à la liberté d'expression. Les anciennes solidarités se seraient-elles effritées au fil des décennies? En tout ça les temps ont bien changé depuis octobre 1971...
À mes ex-collègues de La Presse, je dis: salut et bonne chance. Je voulais simplement rappeler qu'il y a longtemps, ce 29 octobre 1971 devenu mémorable, j'étais là (comme bien d'autres journalistes de la presse régionale). Et que je ne le regrette pas.
Se pourrait il qu une deuxieme personne soit decedee, soit un homme dans la quarantaine. Au debut les medias rapportaient deux morts pour se terminer avec un seul.Je connaissais cet homme. La police a camouffle son deces.
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