jeudi 31 décembre 2015

Le jour noir de La Presse


Ce 31 décembre 2015 restera un jour noir dans l'histoire de la presse de langue française en Amérique du Nord. Un jour noir pour l'information. Un jour noir pour les métiers de l'information comme pour ceux et celles qui les exercent.

Quelle que soit notre perception de La Presse, qu'on l'exècre ou qu'on la chérisse, et j'inclus toute la gamme des émotions et opinions entre les deux, la disparition en semaine de la version papier du grand quotidien montréalais constitue une tragédie qui en augure d'autres, pire encore, à moins de secouer la torpeur qui anesthésie présentement la profession journalistique... qui anesthésie l'ensemble de la société…

Dans les premières pages de cette ultime parution imprimée hors-samedi, deux des chroniqueurs vedettes du quotidien de la rue St-Jacques, Yves Boisvert et Nathalie Petrowski, versent dans la nostalgie sur un ton somme toute rassurant. Quelques larmes en rappelant les vieilles presses, l'atelier de composition, la salle des nouvelles bruyante et enfumée, les odeurs de l'encre et du papier. Des propos encourageants, avec une quasi-apparence d'enthousiasme, sur le destin numérique du journal… «Dématérialisés, mais pas disparus», clame le titre en page A3. 

Ceux et celles qui ont eu la garde d'enfants connaissent la phase des «pourquoi» interminables… «Pourquoi je peux pas avoir de bonbons»? Parce que je ne veux pas. «Pourquoi tu veux pas?» Parce que c'est pas bon pour la santé. «Pourquoi c'est pas bon pour la santé?» Parce que ça peut gâter tes dents. «Pourquoi ça peut gâter les dents?». Enfin ça ne finit pas… c'est irritant au possible… mais à force de questions, il faut aller au fond des choses et trouver les vraies réponses, à moins de réduire l'enfant au silence à coups d'autorité.

Aujourd'hui sous la férule de puissants empires médiatiques, à l'aube d'une ère technologique qui risque d'accélérer des concentrations déjà excessives, les artisans de l'information semblent avancer comme un troupeau bien trop docile, quelques-uns des plus anciens ressassant le bon vieux temps, la masse des plus jeunes galopant sans retenue vers le précipice. Et nulle part, dans cette cohue dont le seul véritable objectif (celui des empires) est d'augmenter les marges de profit ou la rentabilité, n'entend-on ces petits et grands «pourquoi» si essentiels à tout carrefour d'époques.

J'ai signé pendant douze ans, de 2002 à 2014, des éditoriaux souvent à la marge, dans un des quotidiens de l'empire Power/Gesca, Le Droit (Gatineau-Ottawa). J'avais été recruté par un rédacteur en chef, Michel Gauthier, avec qui je n'ai pas souvent été d'accord, mais qui croyait comme moi au choc des idées et à la diversité d'opinions - même dans sa propre page éditoriale. Aussi, en 2014, quand les frères Desmarais ont annoncé la disparition des versions imprimées de leurs journaux, y compris le mien, j'ai cru nécessaire de poser publiquement des questions que je juge toujours pertinentes. Quelques «pourquoi» de fond, en misant sur la capacité d'autocritique au sein de l'empire. Erreur… et mon patron n'était plus Michel Gauthier...

Puis Gesca a cédé six quotidiens, dont Le Droit, à Capitales Médias et Martin Cauchon, qui a promis de maintenir les éditions imprimées. Un répit. Soupirs de soulagement, mais pas plus de questions et de pourquoi… L'ensemble des journalistes d'ici et leurs organisations (professionnelles et syndicales) semblent toujours estimer que l'ère papier s'achève et que l'avenir des quotidiens finira par se poursuivre essentiellement sur des tablettes, des téléphones et des ordis… Et tout cela s'appuie sur de soi-disant expertises (commandées par qui, pour quoi?) où, avec force détails, on démontre la validité de tel ou tel modèle d'affaires et l'évolution du comportement des auditoires et lectorats…

Pour satisfaire leurs appétits voraces de profits, les empires ont réussi à imposer leurs vues au fil des décennies, les transformant en «évidences» que l'opinion publique gobe sans trop rouspéter… Trop de choses sont  devenues «évidentes» pour trop de gens, y compris pour trop de journalistes. Les journaux imprimés ont-ils perdu des lecteurs parce que les jeunes générations (et même les plus vieilles) préfèrent les tablettes et les téléphones intelligents comme support d'information, ou parce que depuis des décennies, les propriétaires charcutent les salles des nouvelles et coupent dans la qualité de leur produit?

Pourquoi la plupart des médias ont-ils coupé des emplois? Pourquoi ont-ils réduit les formats et l'espace de rédaction? Pourquoi les gens lisent-ils? Pourquoi lisent-ils moins? Pourquoi la moitié des adultes québécois sont-ils analphabètes fonctionnels? Pourquoi l'école et les parents n'apprennent-ils pas aux jeunes à aimer la lecture, les livres, les journaux? Pourquoi l'imprimé reste-t-il important? Pourquoi exerce-t-on un métier d'information? Pourquoi est-il important de bien informer les citoyens? Pourquoi n'y a-t-il pas de débat animé sur les stratégies des empires et le rôle social des journalistes dans les rédactions?

De tels «pourquoi», on pourrait en aligner sur des pages…

Je me souviens d'une soirée chaude de fin d'octobre 1971, quand les journalistes de La Presse, inquiets de la disparition possible de leur journal, avaient appelé à la solidarité et étaient descendus dans la rue. J'étais à l'époque journaliste au Droit, et avec quelques collègues, nous avions participé à une grande manifestation de 10000 personnes, durement réprimée par la police de Montréal. La salle de rédaction de 1971 aurait-elle été aussi docile que celle d'aujourd'hui?

S'il y a une chose dont je suis à peu près sûr, c'est que l'ultime motivation d'empires comme Power Corporation, Québécor et les autres restera toujours le profit. Et le jour où LaPresse+ ne donnera pas les revenus escomptés, les écrans des artisans de l'information iront rejoindre les anciennes presses à la ferraille…

Je lance donc, comme ça, dans le désert, mon opinion qui vaut ce qu'elle vaut… pas plus, pas moins. Abandonner la version imprimée des journaux, pour moi, c'est plus qu'une erreur. C'est un crime. Je conserverai précieusement cette édition du 31 décembre 2015 de La Presse.


Quelques liens:

La disparition de l'imprimé? http://bit.ly/1mDsOZV

Le silence assourdissant des salles de rédaction http://bit.ly/S9UxqL



2 commentaires:

  1. Salut Pierre,
    Encore une fois nous sommes en désaccord mais, comme tu le mentionnes, cela permet d'alimenter la diversité d'opinions. J'aime bien le choc des idées. Toi aussi d'ailleurs. Voici mon désaccord : la disparition de la version papier n'est pas un crime. Une tristesse oui, mais pas un crime. Le journal papier est un support pour relayer l'information. Comme la radio, la télé... et l'ordinateur sous toutes ses formes, surtout la tablette. L'important, ce n'est pas la survie de l'édition papier. L'important, c'est l'information, quelle que soit la forme sous laquelle elle nous parvient. Le débat sur la qualité de l'information doit transcender le support. D'ailleurs, la recherche du profit restera la recherche du profit quel que soit le support. Aussi faut-il souligner ici que les coupures des 30 dernières années sont toutes le résultat d'un manque à gagner résultant de la baisse des abonnés ou du lectorat, ou plus récemment du développement de l'Internet. Quand les Oblats ont vendu Le Droit, qui avait alors commencé à cumuler les déficits, l'achat par un groupe de presse lui a permis de se maintenir à flot et, des années plus tard, de retrouver le chemin de la rentabilité.
    Sur ce, je te souhaite une très bonne année 2016,
    Ton ex-rédacteur en chef

    RépondreSupprimer
  2. Et si la baisse du lectorat, coïncidait avec la baisse de l'alphabétisme et de l'instruction. Un peuple plus facile à anesthésier, quoi.

    RépondreSupprimer