samedi 22 février 2014

Bande de caves !



En février 1965, dans la revue française Esprit qu'il dirigeait, Jean-Marie Domenach faisait le point sur la turbulence de l'évolution récente du Québec et du Canada français. Il y consacrait de longues et douloureuses pages à l'humiliation historique (et courante) de la langue française au Canada. Notant que la moitié des Canadiens français étaient alors contraints de gagner leur vie en utilisant l'anglais, il conclut: «Cette servitude douloureuse, authentique aliénation, ne peut à la longue produire que l'assimilation ou la révolte.»

Ce dilemme reste actuel en 2014, après un demi-siècle où l'assimilation paraît avoir marqué plus de points que la révolte. Mais c'est quoi, au fond, l'assimilation? Ce processus de passage du français à l'anglais reste mal connu, tant au Québec qu'ailleurs au pays. On l'a quantifié à partir des recensements et documenté dans de savantes analyses chiffrées, oeuvres de statisticiens, politicologues, sociologues ou, pire, de journalistes. Ce qui manque le plus souvent à ces exposés, c'est la dimension humaine, personnelle. L'assimilation est un phénomène collectif, mais c'est aussi - et surtout? - vécu au quotidien, au travail, à la maison, dans les loisirs... jusque dans l'âme.

Aujourd'hui, l'abandon du français se fait en douce. Ce ne fut pas toujours le cas. En Louisiane, durant la première moitié du 20e siècle, on battait physiquement les élèves qui osaient parler français à l'école. Au Québec et au Canada, après la conquête, la répression du français a été constante. En Ontario, ma province natale, en 1912, on a interdit l'enseignement en français à l'école après la 2e année du primaire et les séquelles de cette interdiction ont été ressenties dans toutes les générations qui ont suivi. On nous a fait savoir brutalement qui était le maître et qui faisait les lois !

Paul Chamberland écrivait dans la revue Parti Pris en novembre 1963: «C'est dans le tissu de sa vie concrète, de ses activités journalières, que le Canadien français du Québec (et à plus fort titre celui de l'Ontario) souffre de sa condition de dominé politique, économique et social.» Dans la ville d'Ottawa où j'ai grandi, les francophones ont toujours été, du moins jusqu'à récemment, des citoyens de 2e ordre, victimes d'un racisme non déguisé d'une part appréciable de la majorité anglophone. Cela se vivait tous les jours, partout. Et peu de gens osaient protester.

Protester dans la vie quotidienne, j'entends. Combien de francophones osaient demander leurs billets d'autobus en français quand j'étais jeune? C'était s'exposer à des regards souvent hostiles de chauffeurs unilingues anglais, voire à des rebuffades. Combien osaient exiger des services en français dans certains hôpitaux de la capitale quand leur santé, ou pire, celle d'un de leurs enfants, était en jeu? S'adresser en français au dépanneur ou à l'épicerie? Ou, oh horreur, tenter de traiter en français avec les administrations municipale et fédérale? Mais c'était, et ça demeure, un combat constant...

Combien d'individus sont-ils en mesure de soutenir ce stress continuel, matin, midi et soir, jour après jour, de savoir qu'on devra lutter pour que sa langue soit respectée? Pour la plupart, c'est trop demander. Après quelques mois, quelques années, quelques générations, on flanche. Le combat constant use. L'humain aspire tout naturellement à une vie paisible, agréable. Omer Latour, un auteur franco-ontarien que tous gagneraient à mieux connaître, l'a très bien exprimé dans l'introduction à son recueil de nouvelles intitulé Une bande de caves (publié aux Éditions de l'Université d'Ottawa en 1981 après sa mort).

Il écrit à propos de ses concitoyens anglicisés de Cornwall: «L'assimilation totale apporte enfin le repos et la paix à tous ces gens obscurs qui ont lutté dans un combat par trop inégal. Vous me demandez pourquoi ils sont morts? Je vous demande comment ils ont fait pour résister si longtemps.» Son livre, presque introuvable aujourd'hui, met en lumière, à partir d'expériences réelles vécues sans doute dans sa jeunesse (années 50 et 60?), le mépris haineux d'une certaine classe d'anglos de Cornwall (et d'Ottawa, pourrais-je ajouter) à l'endroit de Canadiens français qu'ils jugeaient inférieurs dans leur langue comme dans leur humanité. C'est un livre qu'il faut lire pour comprendre l'assimilation dans ses tripes.

Je me suis demandé en le lisant qui était la Bande de caves? Les racistes anglophones ou les victimes francophones qui subissaient en silence, tête baissée, les humiliations quotidiennes? Puis j'ai retrouvé cette citation célèbre de Claude Péloquin, qui avait marqué son époque à la fin des années 1960 : «Vous êtes pas tannés de mourir, bande de caves...» Dans un article du Devoir, en 2006, le regretté Michel Vastel expliquait : «Se faire rétrograder sans cesse, rapetisser, humilier, et sans jamais réagir, aura fait d'eux des colons qui inspirèrent ce cri du coeur du poète.» Ainsi l'appellation «bande de caves» aurait visé les victimes qui, incapables de relever la tête et de se révolter, adoptent la langue et la culture des auteurs de leur répression.

Omer Latour, lui, faisait partie des révoltés. Il faudra un jour raconter en long et en large l'histoire de sa vie et de ses oeuvres. Son parcours est unique. Franco-Ontarien né à Cornwall durant la Dépression (1935), membre des premières vagues du Front de libération du Québec (FLQ), arrêté et emprisonné à Montréal pour activités terroristes en 1964 à l'âge de 29 ans, il devint par la suite professeur de français langue seconde en Ontario et signa une série de livres de nouvelles dont le dernier est justement Une bande de caves. Il est mort en 1978 lors de vacances à Cuba.

Comme dirait Aznavour, Omer Latour parle d'un temps que les jeunes de 20 ans ne peuvent pas connaître. Moi, j'ai 67 ans et j'ai connu, durant les 30 années que j'ai vécues en Ontario et même après, des anglophones comme ceux qu'évoque l'auteur d'Une bande de caves. J'en vois encore les relents dans de nombreux articles, chroniques, éditoriaux et commentaires du Canada anglais contemporain. Et pendant ce temps, au Québec, tous les partis et la majorité du public épousent dans une inconscience totale la bilinguisation de la dernière année du primaire dans les écoles françaises... L'assimilation ou la révolte? Au rythme où vont les choses, aura-t-on d'ici quelques générations «le repos et la paix» de l'assimilation totale?

L'histoire dira-t-elle un jour que nous nous sommes comportés comme une bande de caves?





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* recommandation de lecture : Le ciel peut donc attendre, de Jules Tessier, publié en 2013 aux Éditions de la Francophonie, et notamment son chapitre intitulé Cornwall (Ontario): là où ça fait mal! où l'auteur évoque l'oeuvre d'Omer Latour, ainsi que deux autres livres en lien avec Cornwall et la situation des Franco-Ontariens, L'anglistrose, de Roger Levac, et Le dernier des Franco-Ontariens, de Pierre Albert. Un merci spécial à M. Tessier qui m'a fait découvrir ces livres.




2 commentaires:

  1. Les temps ont changé et le canadien-français a pris sa place sur la scène culturelle et économique mondiale. Nous avons élu plusieurs premiers ministres francophones à Ottawa et le monde des affaires a été marqué par plusieurs canadiens-français de grande renommée. Nous ne sommes plus sous la domination anglophone et si certains le croient encore, c'est qu'ils s'y sentent bien. Les gouvernements successifs au Québec ont mis de la fierté dans nos vies en protégeant notre langue et notre culture.

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    1. C'est vrai que les temps ont changé, et pourtant l'assimilation s'accélère. On n'a pas suffisamment réfléchi là-dessus. Merci de votre commentaire. J'apprécie.

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