lundi 24 février 2014

Les «choses» et les «affaires»...


Nous étions attablés au souper dominical, il y a de cela cinq ou six ans, et parlions - je ne sais trop pourquoi - de diabète. Devant le regard interrogateur de ma petite-fille Sophie, qui avait alors quatre ou cinq ans, on a tenté tant bien que mal de lui expliquer en mots simples les problèmes liés à la teneur de sucre dans le sang... Puis, du haut de sa culture pré-maternelle, elle nous lance: vous parlez de glycémie? Silence surpris et admiratif. Elle connaissait le mot juste et l'avait employé, sans hésitation...

Dans des milieux agressivement bilingues (pour les francophones du moins) comme celui de Gatineau et d'Ottawa (et, de plus en plus, Montréal), on s'habitue vite à entendre une langue truffée d'anglicismes, avec un vocabulaire pauvre et un parler à faire grincer des dents nos anciens professeurs de français. Je ne blâme personne. Notre situation géographique, les exigences du travail, la technologie, les pressions sociales, tout joue en faveur de la domination de la langue anglaise et nous laisse, comme le disait la poète Michèle Lalonde, «notre parlure pas très propre, tachée de cambouis et d'huile».

Bien sûr, on rencontre ça et là de rares bilingues «parfaits», maniant aussi bien le français que l'anglais et suscitant l'admiration de tous. Mais pour la plupart des gens (et je m'inclus), la coexistence des deux langues finit le plus souvent par affaiblir l'une et l'autre. La réflexion suivante de l'auteur Fernand Ouellette, rapportée en 1965 dans la revue Esprit, pourrait aussi bien avoir été rédigée en 2014 et décrit avec justesse le processus d'apprentissage linguistique d'une proportion importante des jeunes francophones:

« Mes réflexes verbaux s'étaient longtemps nourris du franglais. Et mon comportement linguistique était, en bonne partie, déterminé par ces réflexes. Car au stade de l'apprentissage, ou bien nos proches ignoraient le mot français correspondant à l'objet, ou bien ils se servaient du mot anglais. Beaucoup d'objets de ma vie quotidienne n'avaient pas de nom ou leur nom était maladroitement et pernicieusement calqué sur celui (de l'anglais), quand on n'employait pas le nom (anglais) lui-même. On me façonnait à coups de "choses" et d'"affaires". »

Ma petite-fille avait employé le mot glycémie, au lieu de parler «d'affaires» ou de «choses» liées au sucre dans le sang... Le commentaire de Fernand Ouellette m'est revenu à l'esprit ce matin alors que je visitais le complexe sportif de Gatineau. Dans l'ascenseur, deux professeurs ou étudiants en éducation physique jasaient : «C'est cool de faire son training à la maison», dit l'un. «Moi je dois aller au lab», répond l'autre. Et ça, c'est anodin. Dans certaines écoles françaises de la région, on doit menacer les élèves francophones de sanctions pour les obliger à parler français entre eux dans les couloirs...

Dans les conditions qu'on nous impose, particulièrement dans les régions urbaines où francophones et anglophones se côtoient, «il est impossible de vraiment vivre en français, il est illusoire de penser qu'on reliera au langage la parole par le moyen d'une double langue comme le prétend la philosophie du bilinguisme», écrivait le romancier Jacques Brault dans la revue Liberté, ajoutant que, depuis deux siècles «nous souffrons d'une hémorragie sémantique». Et d'affirmer Fernand Ouellette: «Peu à peu le comportement linguistique (du francophone) est déterminé par une conception de survivance. Dès lors cette langue n'est plus en expansion naturelle; on l'a emmurée; elle se momifie.»

Ces auteurs, dans leurs commentaires, pensaient à la situation au Québec. S'ils avaient vécu en Ontario, l'horreur aurait été totale dans les milieux urbains abritant de fortes proportions de francophones. Dans son livre Les insolences du bilinguisme (1987), André Richard, ancien directeur d'école française à Ottawa, insiste sur les effets extrêmes d'un bilinguisme quotidien et collectif : «Certaines personnes se disent francophones ou encore canadiennes-françaises alors qu'elles parlent principalement l'anglais à la maison, ne lisent que les journaux anglais et ne regardent jamais la télévision en français. Pour ce qui est de leurs activités à l'extérieur du foyer, tout se passe en anglais, tout simplement.» Mais si on les interrogeait, plusieurs d'entre eux se diraient fiers bilingues...

Le français possède un riche vocabulaire qui, trop souvent, repose en paix dans les pages de nos dictionnaires... Il sert peu ailleurs, du moins dans l'espace «francophone» nord-américain. En science comme en loisirs, en mécanique comme dans le sport, les mots français (qu'on n'a jamais appris ou qu'on a oubliés faute de les utiliser) existent. Alors pourquoi notre langue parlée et écrite continue-t-elle de s'appauvrir? Comment, dans l'état actuel des «choses» au Québec, peut-on songer à implanter l'anglais intensif pour tous les jeunes francophones quand la qualité du français dépérit à vue d'oeil? On n'a qu'à écouter le bruit de la rue, les lignes ouvertes à la radio, les entrevues à la télé, ou suivre le Web pour le constater...

J'ai rencontré l'an dernier l'adjoint d'un professeur qui venait de corriger plus d'une centaine de dissertations en français en dernière année du baccalauréat. TOUS les étudiants ont perdu des points à cause de la mauvaise qualité du français écrit... TOUS !!!

Il est sans doute plus facile de chanter aveuglément les louanges du bilinguisme que de retrousser ses manches et de bien apprendre son français. Pas que le bilinguisme, et à plus fort titre le plurilinguisme, ne soit pas un choix personnel attrayant. Ce l'est. Malheureusement, le bilinguisme collectif, tel qu'on le pratique ici, ne constitue guère qu'une étape vers une anglicisation massive d'ici quelques générations.

Il est toujours temps de donner un vigoureux coup de barre mais dans le climat actuel, tout semble indiquer que l'érosion graduelle et collective du français se poursuivra dans l'indifférence générale. On se contentera sans doute de protéger du bout des lèvres les principes de la Loi 101 jusqu'à la fin... et peut-être même après, comme souvenir de ce qui fut jadis...












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