Ce qui m'a frappé n'a rien à voir avec Piketty ou PKP. C'est le passage identitaire à la fin du texte. Notre «brave village encerclé», précédé et suivi d'un «nous» retentissant. Trouvant les propos fort intéressants, j'ai jeté un coup d'oeil sur la signature de l'auteur, m'attendant à y voir un Parizeau, Rocher, Aussant ou quelque autre économiste ou sociologue du coin. Mais non… l'opinion était signée « Ky Nam Le Duc », un jeune cinéaste dont le nom évoque Hanoi bien plus que Montréal. Et ce fut pour moi l'occasion, pour une nième fois, d'une réflexion sur la nature de ce «nous» que nous invoquons sans même y penser et de la réaction souvent hostile qu'il provoque chez les «autres».
Quand j'étais tout petit, dans les années 1950, dans mon quartier jadis francophone d'Ottawa, le «nous», c'étaient les Canadiens français, qui étaient presque tous blancs, catholiques et francophones. Le seul métissage visible dans mon coin provenait des mariages exogames (entre francophones et anglophones), encore peu fréquents à l'époque, mais dont étaient issus le plus souvent des enfants blancs, catholiques et… francophones, qui s'intégraient eux aussi à notre «nous». Mais depuis ce temps, bien des choses ont évolué…
Dans les années 1960, au Québec et ailleurs au Canada français, une première composante de ce «nous» est largement disparue du paysage avec la laïcisation foudroyante de tout un peuple en une ou deux générations. La langue gardienne de la foi, ou était-ce le contraire, n'ornait plus désormais que les pages de nos manuels d'histoire. Mais le «nous» restait largement blanc et de souche française, avec un métissage autochtone et britannique appréciable. Cependant, cela changeait déjà depuis les vagues d'immigration de l'après-guerre, et le résultat deviendrait encore plus apparent avec l'effet des lois linguistiques des années 1970 (la Loi 101 principalement)…
Quand j'ai eu des jeunes enfants à l'école, à Gatineau (j'avais traversé la rivière des Outaouais), j'avais sursauté la première fois que j'ai rencontré un de leurs copains d'origine coréenne qui s'était adressé à moi avec l'accent gatinois local… Au cours des 30 dernières années, je vois autour de moi, sur la rue, dans les autobus, à l'épicerie, un nombre croissant de gens de races différentes, de première, de deuxième génération, venus d'Asie, d'Afrique, d'Amérique du Sud, des Antilles, et, bien sûr, d'une diversité de pays européens.
Dans notre région frontalière, étant collés sur Ottawa, la pression de l'anglais est assez formidable, mais pour le moment, la plupart - du moins en Outaouais - semblent adopter le français comme langue commune. Plusieurs, notamment les Africains, le parlaient déjà. Et dès la deuxième génération, le parler de ceux et celles qui furent jadis des étrangers prend les accents d'ici. Ma circonscription, Chapleau (jadis Papineau), a élu un député péquiste de race noire, Jean Alfred, en 1976. À l'époque, c'était exceptionnel. Aujourd'hui, on n'en fait plus de cas.
Tout cela pour dire que l'ancien «nous» a été réduit à sa plus simple expression, à son coeur, à son essence - la langue française. La race, la religion, l'origine ethnique n'ont plus d'importance. Si un type parle comme «nous» en français, s'il s'identifie au peuple francophone du «village encerclé» comme le décrit Ky Nam Le Duc, si notre langue et notre culture font désormais partie de son identité, il s'est joint à ce «nous» qui irrite tant les «autres». On me dira que j'exclus ainsi les Anglo-Québécois du «nous», et je m'inscris en faux contre cette affirmation. Si les Anglo-Québécois semblent ou sont exclus, ce sont eux qui l'ont voulu ainsi… Ils en sont seuls responsables.
Quant aux francophones hors-Québec, Acadiens et Canadiens français, ils ont en commun la langue française avec 80% des Québécois, mais le cadre politique minoritaire et les pressions de l'anglais ont eu des effets identitaires perceptibles, renforçant l'attachement au «village encerclé» pour certains, l'amenuisant pour d'autres. La situation acadienne est particulière. Ils forment une nation à part entière. Les Canadiens français de l'Ontario sont avantagés par la proximité du Québec. L'éloignement des autres accroît les difficultés. Mais il existe encore suffisamment d'attachements communs pour évoquer l'existence d'un grand «nous» franco-canadien dont le coeur a toujours été le «nous» québécois.
Cela m'amène à une conclusion dont j'ai de plus en plus la certitude. Ce qu'on a appelé dans les médias le «Québec-bashing» est en réalité du «French-bashing». On n'attaque le Québec que parce que la majorité y est francophone et que cette francophonie (et non l'origine ethnique, la race ou les valeurs religieuses) définit son identité et ses aspirations nationales. Ce sont pour ces mêmes raisons qu'on a supprimé pendant plus de 100 ans les droits scolaires et linguistiques des francophones dans les provinces à majorité anglophone, et qu'on les remet à reculons, au compte-goutte, depuis la fin des années 1960.
La réalité francophone d'aujourd'hui contredit les perceptions de racisme et de xénophobie qu'on nous lance à tort et à travers. Ces gens voient la paille dans l'oeil des Québécois et non la poutre dans le leur. La nation francophone nord-américaine, notre «village encerclé», est aujourd'hui blanc, noir, jaune, catholique, protestant, musulman, juif, bouddhiste, agnostique, athée, européen, africain, asiatique et bien plus. Mais le ciment reste la langue française. Le jour où cela se perdra, «nous» n'existerons plus.
Salut Ky Nam Le Duc!
Lien à l'article du Devoir:
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