Peut-on imaginer, un 1er juillet, à Québec, à Montréal, ou même à Gatineau (à l'ombre du Parlement canadien), un rassemblement de milliers de francophones de tous âges, agitant de rouges unifoliés à perte de vue devant une scène où les plus grands artistes québécois entonnent des chants patriotiques pour la Fête du Canada, pour célébrer notre appartenance aux Rocheuses, aux vastes Prairies, à la diversité culturelle de la Ville-Reine ou encore aux pittoresques côtes atlantiques? Non, cela est impensable...
Même les Anglo-Canadiens ne le font pas. Oh, bien sûr, ils participent à des rassemblements où des groupes «canadian» les divertissent, mais les musiques qu'ils entendent - sauf quelques airs folkloriques - ont peu à voir avec le beau, grand et bilingue pays qu'ils fêtent. Les vedettes de langue anglaise qui s'y livrent en spectacle chantent de populaires succès qu'on aurait de la difficulté à distinguer de ceux des artistes américains avec qui ils sont toujours en concurrence... Demandez-vous combien d'Américains, en écoutant Neil Young, pourraient deviner qu'il est anglo-canadien...
Au Québec, par contre, dans la plupart des villes et villages, tous les ans, à la Fête nationale, à la Saint-Jean, autour du 24 juin, des centaines d'artistes envahissent les scènes dans la plupart des villes et villages de toutes les régions pour fredonner, devant un auditoire fleurdelisé, des airs que le public connaît bien et dont les paroles célèbrent notre petite nation francophone qui s'entête à survivre dans ce coin de l'Amérique du Nord. Leur musique définit aussi le territoire de cette nation en le nommant, en identifiant ses paysages, ses traditions, ses localités. Il n'y a pas de doute : en musique, chez nous, il n'y a qu'un pays - le Québec.
Même à l'époque où nous nous appelions surtout Canadiens ou Canadiens français, jusqu'aux années 1960, nos hymnes traçaient les limites de notre contrée. Dans Le Canadien errant (http://bit.ly/1fwAKW0), quand Antoine Gérin-Lajoie, barde des Patriotes de 1837-1838, écrit « Si tu vois mon pays, mon pays malheureux », il évoque le Bas-Canada, les villages brûlés, Saint-Eustache, Saint-Benoît, Saint-Denis, les échafauds de Montréal, les déportations, les exils de gens d'ici. Du Saint-Laurent et de ses affluents.
On oublie trop souvent qu'Ô Canada fut à l'origine un chant patriotique québécois composé en 1880 pour les fêtes de la Saint-Jean Baptiste. Ô Canada, terre de nos aïeux? Ce n'est pas l'Ontario ou les Maritimes qu'on évoque, mais le Québec. D'ailleurs, si on retourne à la version originale, presque reléguée aux oubliettes, le deuxième couplet commence ainsi : « Sous l'oeil de Dieu, près du fleuve géant, le Canadien grandit en espérant... » Il n'y a qu'un fleuve géant, et il apparaît plutôt clair qu'en 1880, le Canadien est l'habitant qui parle français... Les autres, ce sont les Anglais...
Même en 1960, à l'aube de la Révolution tranquille, Claude Gauthier, dans la version originale du Grand six pieds, écrivait: « Je suis de nationalité canadienne-française ». Mais quelques années plus tard, avec la montée du mouvement indépendantiste, cela devint « de nationalité québécoise-française » (http://bit.ly/1kxEI5X). Mais ce que ça démontre, c'est que dans l'esprit du chansonnier, «canadien-français» et «québécois» avaient la même signification. Par la suite, les autres auteurs-compositeurs-interprètes eurent comme point de repère à peu près unique le Québec ou l'une de ses régions.
Dans le sillage des premières vagues du FLQ, en 1963, Raymond Lévesque a composé Bozo-les-culottes (http://bit.ly/1khPpwn). Trois fois, dans la chanson, il emploie le mot «pays», sans jamais préciser, même s'il est clair que l'histoire qu'il raconte se passe à Montréal: « Un jour quelqu'un lui avait dit, qu'on l'exploitait dans son pays»; « Tout le pays s'est réveillé »; et « Mais depuis que tu t'es fâché, dans le pays ç'a bien changé ». Nous sommes dans une période transitoire, mais le pays dont il est question ici, et qu'il ne nomme pas, est bel et bien le Québec.
En 1965, quand Gilles Vigneault, dans Les gens de mon pays (http://bit.ly/1frt0ux), chante « ce neigeux désert où vous vous entêtez à jeter des villages », « des amours de village, voix des beaux airs anciens dont on s'ennuie en ville », on voit le gars de Natashquan, dans la Basse-Côte-Nord, faisant l'apprentissage de la métropole... Et quand il conclut « je vous entends demain parler de liberté », on sait que le «vous», c'est le Québec tout entier.
Le grand chansonnier qui n'avait pas vraiment été associé à l'évolution identitaire québécoise jusque là, Félix Leclerc, prendra un virage radical avec la crise d'octobre de 1970. L'année suivante, il compose L'alouette en colère (http://bit.ly/OKcc79), où il attaque l'injustice historique de front et identifie nettement le territoire : « J'ai un fils dépouillé comme le fut son père. Porteur d'eau, scieur de bois, locataire et chômeur dans son propre pays. Il ne lui reste plus qu'la belle vue sur le fleuve et sa langue maternelle qu'on ne reconnaît pas. » Tout y est !
Peu après, en 1972, Claude Gauthier présente au public Le plus beau voyage (http://bit.ly/1k8BqZB), l'hymne identitaire par excellence de l'époque. Il y revoit ses appartenances, qui sont aussi les nôtres. « Je suis de sucre et d'eau d'érable, de Pater Noster, de Credo », « Je suis d'Amérique et de France », « Je suis une race en péril », « Je suis notre libération », et la finale en crescendo... « Je suis Québec mort ou vivant ! » Le cheminement est complet. Plus de références ambiguës. On nomme le Québec comme patrie, comme cheminement, comme projet.
Il ne manquait qu'un hymne « national » pour le Québec, une chanson d'anniversaire pour la Saint-Jean, et ce fut Gilles Vigneault qui la composa en 1975. Gens du pays (http://bit.ly/NdIV3D et http://bit.ly/1exYoG7) s'est imposé instantanément, au point de remplacer le traditionnel « Bonne fête » dans l'ensemble de la société québécoise, et même chez les francophones hors Québec. C'est, depuis 1975, et de loin, la mélodie la plus souvent entendue au Québec, année après année.
On dirait que chaque crise apporte sa chanson et l'échec de l'Accord du Lac Meech, en 1990, aura été l'occasion d'une des fêtes nationales les plus mémorables et de l'interprétation d'une nouvelle chanson dont Diane Dufresne avait composé les paroles, Comme un bel oiseau (http://bit.ly/NwMDFb). « Je suis d'un Québec qui reprend ses ailes, la route est tracée, y'a plus rien pour m'arrêter. » Et cet avertissement à ceux qui auraient le goût de recommencer : « Ne mets plus jamais les pieds sur mon drapeau. » Le ton est dur, défiant.
L'échec du référendum de 1995 semble avoir jeté une douche froide sur plusieurs de nos compositeurs, sans toutefois modifier leur attachement identitaire. Des chansons comme En berne (http://bit.ly/1kyfaFN), des Cowboys fringants, en disent long sur le climat social en 2002 : « Dans un Québec en plein changement... Chu donc pas fier de ma patrie », « Dans ce royaume de la poutine, on s'complait dans la médiocrité », « Si c'est ça le Québec moderne, ben moi, j'mets mon drapeau en berne ». Et que dire du méga-succès de Mes Aïeux (2006), Dégénérations (http://bit.ly/1mOUCdB), un regard nostalgique sur un Québec passé... une toune trop populaire pour ne pas avoir touché une corde sensible...
En chanson, je trouve que nous ressemblons beaucoup aux Américains, qui ont eux aussi abondamment chanté leur pays, ses problèmes, son histoire et à peu près tous leurs villes et villages... La différence, c'est que le pays que nous chantons n'est pas vraiment un pays, et que le pays dans lequel nous nous trouvons - le Canada - n'est à peu près jamais en évidence, musicalement du moins, ni en anglais ni en français, dans les grands succès entendus à la radio, en spectacle ou sur disque. Les Anglo-Canadiens ne chantent pas plus le Canada que nous...
Si nos chansons et le comportement de notre public constituent des indicateurs culturels valables, les Québécois, sur le plan identitaire, sont - et ce, depuis fort longtemps - de moins en moins canadiens et de plus en plus québécois. Mais cela ne semble rien changer à notre statut politique, où tout est figé depuis le coup d'État constitutionnel de 1982. Un jour si le Québec français disparaît de la surface de la terre sans avoir été mieux qu'une province pas tout à fait comme les autres dans une fédération qui ne l'a jamais vraiment reconnu, on pourra au mois dire qu'il a suscité de belles chansons...
Mince consolation...