lundi 25 janvier 2016

Se méfier des points de vue réducteurs...

À croire Denise Bombardier, nous sommes les premiers - les seuls? - responsables de notre pauvreté culturelle et linguistique. Dans une chronique récente (Journal de Montréal, 22 janv. 2016, à http://bit.ly/23k0zVS), elle se fait plutôt impitoyable. Je cite ici un extrait qui donne bien le ton:

«Ce ne sont pas les "Anglais" qui sont responsables de notre piètre langue parlée. Ce ne sont pas eux qui nous ont appris à sacrer, à jurer, à déstructurer la langue, à la malmener et à croire qu'il n'y a rien là à utiliser que six cents mots de vocabulaire.»

Je vieux bien croire qu'il y a du vrai là-dedans, et que nous devrions, individuellement et collectivement, faire davantage d'efforts pour améliorer la qualité du français parlé et écrit. Mais l'analyse de Mme Bombardier m'apparaît un peu simpliste si elle estime réellement que la situation actuelle résulte d'un manque de volonté des francophones du Québec.

Faire appel à la fierté des gens en de telles circonstances ne donne jamais grand chose parce que les caractéristiques de la langue parlée et écrite dans une région ou un pays sont davantage un phénomène sociétal qu'individuel. Certaines personnes se soucient réellement d'enrichir leur vocabulaire ou d'apprendre leurs conjugaisons, mais l'immense majorité ne fait que s'intégrer à la collectivité qui les entoure, et finit par en devenir un reflet plus ou moins fidèle.

Or, ici, notre langue a été traitée en inférieure, depuis la conquête jusqu'aux années 1970. Le coup de barre majeur donné par l'adoption de la Loi 101 en 1977 n'a pas eu tous les effets escomptés, la Charte de la langue française ayant été charcutée et affaiblie par les tribunaux, ainsi que par l'inaction de gouvernements successifs. Le gouvernement Charest a poussé l'odieux jusqu'à vouloir transformer la sixième année des écoles françaises en classes bilingues, aux applaudissements de l'immense majorité des citoyens francophones et de la plupart des médias francophones…

Le grand sociologue français Alexis de Toqueville avait porté un diagnostique assez lucide dès 1831. Il écrivait, parlant des francophones du Bas-Canada (Québec): «Je viens de voir ici un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple conquis, partout où il n'a pas l'immense supériorité numérique, perd peu à peu ses moeurs, sa langue, son caractère national.»

Cette situation n'a pas fondamentalement changé avant le milieu du 20e siècle. Le Montréal des années 1960 avait toujours, dans plusieurs quartiers (les plus riches), un visage anglais. Invité au Québec durant cette période, le grand spécialiste du colonialisme Albert Memmi s'était penché sur la question de la langue dans notre coin d'Amérique du Nord. Il y décrit dans un interview publié au début des années 1970 ce qu'il avait découvert. N'oubliez pas. Il parle des années 1960…

«J'ai retrouvé au Canada une version d'un phénomène à peu près constant dans la plupart des situations coloniales, et que j'ai appelée "bilinguisme colonial". Une langue officielle efficace, celle du dominant, et une langue maternelle qui n'a aucune prise ou presque sur la conduite des affaires de la cité. Que des gens parlent deux langues ne serait pas grave si la langue la plus importante pour eux n'était pas ainsi écrasée ou infériorisée. Ce qui distingue le bilinguisme colonial du bilinguisme tout court.»

Et M. Memmi d'ajouter: «La carence linguistique n'est donc pas seulement un problème idéologique ou purement culturel. Ici on trouve d'ailleurs un cercle: la domination économique et politique crée une subordination culturelle et la subordination culturelle vient entretenir la subordination économique et politique.»

Un des Québécois séduits par les parallèles avec le colonialisme, André d'Allemagne, écrivait pour sa part en 1966 dans son livre Le colonialisme au Québec:

«La langue est sans doute le principal véhicule et le plus fidèle reflet d'une culture. On sait l'importance que les Canadiens français ont toujours attachée à ce qu'ils appellent leur "survivance" linguistique: ils en ont fait le symbole de toutes leurs résistances.

«On sait aussi l'état avancé de dégénérescence de la langue nationale au Québec, sujet traditionnel de lamentation des élites et des sociétés «patriotiques». Cependant, de tous les personnages et organismes qui se sont fait les champions officiels de la refrancisation linguistique, bien peu semblent avoir saisi les causes de la situation.

« On fait de la langue une valeur absolue, sans comprendre qu'elle n'est qu'un instrument qui, faute d'emploi, s'émousse. Le français au Québec a largement perdu sa raison d'être parce qu'il a été relégué en seconde place par la langue du colonisateur qui conduit à la puissance, au prestige et au succès (ce qui explique l'assimilation généralisée des immigrants au milieu canadien-anglais dans une ville comme Montréal).»

«S'il est évident que le français au Québec est dans un état de détérioration alarmant, il est tout aussi évident que cet état est entièrement attribuable à l'influence d'une autre langue: l'anglais.»

L'anglais qui ouvre la voie à la puissance, au prestige et au succès? Ces textes ont beau avoir été écrits avant la Loi 101, certains de leurs messages restent actuels et sont toujours colportés par des ténors du gouvernement Couillard (et du gouvernement Charest avant lui)… Les gens de ma génération ont connu l'époque décrite par Memmi et d'Allemagne, et sans doute reconnu dans l'attitude de leurs parents et grands-parents des phénomènes décrits par Tocqueville. Or dans toute collectivité les plus jeunes, tout en s'émancipant selon leurs priorités, resteront influencés par le vécu des générations précédentes et par le poids des valeurs sociétales.

Dire que que ce n'est pas «la faute des "Anglais" si les parents francophones encouragent moins leurs enfants à étudier», cela revient à blâmer les parents francophones pour leurs propres carences… C'est vraiment un peu facile… et fort injuste. Nous sommes encore un peu (beaucoup?) colonisés… et notre émancipation linguistique semble devoir passer, faute de solutions de rechange efficaces au niveau individuel, par une forme quelconque d'émancipation politique.

Je ne prétends pas - loin de là - que cette façon de voir les choses soit la seule valable. Mais elle est pertinente, comme celle de Mme Bombardier. D'autres perceptions, tout aussi valables, pourraient s'y ajouter. Tout ça pour dire que la situation est complexe et qu'il faut se méfier des points de vue trop réducteurs.


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à lire aussi, un autre texte de blogue pertinent (surtout en anglais): http://bit.ly/1HOqI5y





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