Samedi, je roulais avec mon épouse, en route vers Montréal, écoutant quelques albums emmagasinés sur mon iPod.
Ginette lisait un roman. Je conduisais… jusqu'à notre pause-café habituelle à la montée Lavigne, sur l'autoroute 40; depuis Gatineau, juste assez de temps pour apprécier deux disques, Légendes d'un peuple (le collectif), une offrande magnifique qui aurait dû mériter le Félix de l'album de l'année 2014, et les Grands succès de Jean Ferrat.
Parfois, on se laisse bercer par la musique et les rythmes. Mais en ce gris 30 janvier, j'étais captivé par les paroles, par la puissance des mots et expressions de la langue française quand ils se font l'outil d'un fin artisan, voire l'arme d'un artiste engagé.
La semaine dernière, un chroniqueur du quotidien LeDroit, Denis Gratton, avait osé mentionner que la majorité des candidats et candidates à l'émission La Voix chantaient en anglais, et que les présentations en français semblaient davantage rejetées. Il n'en fallut pas plus pour qu'on l'injurie…
Nos stations de radio «francophones?» privées ont compris… Aux heures de forte écoute, elles nous inondent de pièces en anglais, sans doute perçues étant davantage attrayantes pour les auditoires de langue française. Et certaines se plaignent même de ne pas pouvoir angliciser davantage leur répertoire musical…
Mais en songeant au groupe d'artistes autour d'Alexandre Belliard et aux classiques de Jean Ferrat, je me suis dit que même si les goûts musicaux ne se discutent pas, les ondes publiques et privées devraient être obligées d'offrir au public - au moins de temps en temps - autre chose que certaines des platitudes (je m'excuse…) qui nous nous assomment jour après jour…
Quand avez-vous entendu à la radio, récemment, aux heures de pointe de l'écoute, des paroles comme…
Quand on demande à la liberté de montrer ses papiers à cinq heures du matin… (Libertés surveillées, paroles de Gérald Godin, Collectif d'un peuple)
Et qui sait pour quelles semailles, quand la grève, épousant la rue, bat la muraille… (Au printemps de quoi rêvais-tu?, Jean Ferrat)
Celle qui possède en or que ses nuits blanches pour la lutte obstinée de ce temps quotidien... (Ma France, Jean Ferrat)
Les fleurs n'y vivent pas et la mort ne recueille pour moisson, que le foin oublié du faucheur (La tombe ignorée, paroles du poète Eudore Évanturel, Collectif d'un peuple)
À peine voit-on ses enfants naître qu'il faut déjà les embrasser, et l'on n'étend plus aux fenêtres qu'une jeunesse à repasser… (On ne voit pas le temps passer, Jean Ferrat)
On vit l'Espagne rouge de sang, crier dans un monde immobile… (Maria, chanson au sujet de la guerre civile espagnole, Jean Ferrat)
Nous sommes pays de main tendue, vers l'avenir, vers l'inconnu… (L'homme rapaillé, chanson sur Gaston Miron, par Alexandre Belliard, Collectif d'un peuple)
J'ai refermé sur toi mes bras, et tant je t'aime que j'en tremble…(Nous dormirons ensemble, Jean Ferrat)
Comment peut-on s'imaginer, en voyant un vol d'hirondelles, que l'automne vient d'arriver? (La montagne, Jean Ferrat)
Ces chansons qui parlent d'histoire, de combat, de justice, d'amour, d'avenir, des saisons, de la vie, certaines des années 1960, d'autres contemporaines, font partie d'un héritage culturel précieux, menacé, et que l'anglicisation de nos ondes radio-télé-Web (et de notre société) risque de folkloriser et marginaliser…
Dans quelques générations, en restera-t-il plusieurs, ici, dans notre coin d'Amérique, pour manier comme Belliard et son collectif, comme Ferrat, comme Vigneault, Léveillée et bien d'autres, cette merveilleuse langue qui a été et reste le coeur de ce que nous sommes, collectivement et individuellement?
L'idée de voir un jour (très lointain?) les oeuvres des artistes francophones confinées aux tablettes et disques durs de nos musées me fait frémir… Puis j'ouvre la radio commerciale, et je frémis davantage… Heureusement j'ai toujours mon iPod dans l'auto…
dimanche 31 janvier 2016
vendredi 29 janvier 2016
Après avoir lu «Les journalistes»...
Au mois de mai 2014, le texte de blogue à l'origine de mon congédiement comme éditorialiste au quotidien Le Droit (alors membre de l'empire Power/Gesca) soulevait des enjeux essentiels pour les journalistes d'ici.
Intitulé Le silence assourdissant des salles de rédaction et rédigé après l'annonce, par André Desmarais, coprésident de Power Corporation, d'une fermeture à moyen terme des six quotidiens régionaux de Gesca y compris Le Droit, ce cri du coeur réclamait notamment un débat public sur:
* l'avenir de six quotidiens régionaux, Le Soleil (Québec), Le Quotidien (Saguenay), Le Nouvelliste (Trois-Rivières), La Tribune (Sherbrooke), La Voix de l'Est (Granby) et Le Droit (Gatineau-Ottawa);
* l'avenir de la presse papier face aux des plates-formes numériques, un sujet largement escamoté dans l'engouement tous azimuts pour les tablettes et téléphones intelligents;
* certaines valeurs au coeur de notre univers médiatique; le droit du public à l'information, un droit constitutionnel, doit-il être laissé à la merci des marchés et des modèles d'affaires?
* la qualité de nos produits d'information dans un contexte de coupes (espace rédactionnel, effectifs);
* l'apathie, l'engourdissement, le silence perçu dans les salles de rédaction de Gesca après l'annonce de la fermeture éventuelle de plus de la moitié des quotidiens imprimés du Québec.
* l'éducation; un taux d'analphabétisme fonctionnel qui avoisine les 50% (un peu plus chez les francophones) peut-il, au moins en partie, être responsable du déclin ou de la stagnation des lectorats?
* la situation particulière du Droit, y compris son rôle de promotion de la langue française dans une région où elle est menacée.
On pourrait ajouter à cette liste la censure et l'autocensure, Le Droit et les autres quotidiens de Gesca, dont La Presse, n'ayant publié aucune information sur mon congédiement et ses séquelles, y compris la prise de position publique de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), ainsi que les interventions de quelques personnalités (dont le chef du PQ, Pierre-Karl Péladeau).
Quand, en 2015, l'animateur Guy A. Lepage a confronté Martin Cauchon de Capitales Médias à ce sujet dans le cadre de Tout le monde en parle), je crois que le chroniqueur Richard Therrien du Soleil l'a enfin mentionné.
Le Droit avait également censuré la prise de position publique des syndicats de ses propres employés à la suite de l'annonce d'André Desmarais, et j'ai appris par la suite qu'au moins quelques lettres écrites à la rubrique des lecteurs après mon départ n'avaient pas été publiées. S'ajoute à cette censure une déclaration d'explications farfelue du PDG du Droit, présentée sur Facebook, que je savais fausse et que, de toute façon, personne n'a crue...
Et il faut inclure sans faute comme enjeu primordial la liberté de parole des journalistes, éditorialistes et chroniqueurs, syndiqués ou pas, face aux changements qui menacent l'avenir de leurs médias et du journalisme. J'ai exercé une liberté que je croyais acquise depuis longtemps, pour défendre l'avenir de mon quotidien, et on m'a mis à la porte…
Si je reviens sur cette affaire au début de 2016, c'est que j'ai fini de lire le livre Les journalistes (http://bit.ly/1RmNzex), qui fait le point sur l'état actuel des médias et du journalisme au Québec... et ailleurs. Voici ce qu'on annonce sur le dos du livre, sous le titre Pour la survie du journalisme:
«Fermeture de quotidiens et de magazines, changements radicaux dans les habitudes de consommation de l'information, pertes d'emploi massives ou détérioration des conditions de travail des journalistes, révolution numérique: les médias traversent depuis dix ans une crise sans précédent.»
Une vingtaine de journalistes sous la direction de Robert Maltais et Pierre Cayouette y abordent sur près de 300 pages à peu près tous les enjeux soulevés par mon texte de blogue du 19 mai 2014, ainsi que la censure, l'autocensure et la liberté de parole… On y parle aussi de Power Corp, de Gesca, et de la vente à Capitales Médias en 2015 des six quotidiens menacés...
Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi nulle part, de la page 1 à la page 290, on n'a jugé bon ou pertinent d'évoquer l'unique cas d'un éditorialiste congédié par un quotidien d'une grande chaîne, Gesca à l'époque, pour s'être exprimé en public sur plusieurs des grands thèmes qui sont soumis à la loupe de ce collectif de lumières journalistiques…
Si l'un des auteurs prend connaissance de ce texte de blogue, je le prierais de m'éclairer…
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Je me permets de citer la conclusion de la chronique de Stéphane Baillargeon, dans Le Devoir du 2 juin 2014:
«La philosophe Hannah Arendt a une autre recommandation primordiale que tous les journalistes devraient méditer: "La liberté d'opinion est une farce si l'information sur les faits n'est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l'objet du débat."
«Les faits, ici, maintenant, c'est que Pierre Allard a été congédié pour avoir défendu son journal, souhaité un débat et déploré un assourdissant silence. Un silence qui en dit beaucoup.»
…et qui se poursuit.
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J'inclus enfin des liens à une série de textes utiles pour la compréhension de l'affaire:
15 mai 2014 - La Presse abandonnera le papier, confirme Power (dans ce texte André Desmarais annonce la fermeture éventuelle des quotidiens régionaux) - http://bit.ly/1n1Pm5F
19 mai 2014 - Le silence assourdissant des salles de rédaction (le texte de blogue qui a entraîné mon congédiement) - http://bit.ly/S9UxqL
22 mai 2014 - Prise de position des syndicats du Droit (censurée par Le Droit)
1er juin 2014 - Rétablir les faits!, texte de blogue rédigé après l'intervention du PDG du Droit sur Facebook - http://bit.ly/1nTiT41
4 juin 2014 - Bravo à la FPJQ-Outaouais, http://bit.ly/S9RnCE
5 juin 2014 - Des regrets? Non… et oui…, http://bit.ly/Uo2M46
18 novembre 2014 - L'âme éteinte de la résistance, texte d'opinion que j'ai signé dans Le Devoir après avoir reçu le Grand prix de journalisme Olivar-Asselin de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (nouvelle également passée sous silence dans les quotidiens de Gesca y compris Le Droit) - http://bit.ly/1t83L1n
jeudi 28 janvier 2016
Fini le temps des politesses...
Les étudiantes et étudiants franco-ontariens qui militent pour une université de langue française dans leur province poursuivent leur dur apprentissage des réalités politiques de l'Ontario. En 2012-2013, sous l'impulsion du RÉFO (Regroupement étudiant franco-ontarien) et à la suite de consultations dans toutes les régions de cette province grande comme un pays, ils avaient en mains un mandat légitime leur permettant de réclamer pour les francophones l'élément manquant de leur réseau scolaire: un palier universitaire sous gouvernance franco-ontarienne.
Sur le plan des principes, la victoire était à toutes fins utiles acquise, presque sans combat. Les Anglo-Québécois avaient trois universités bien à eux. Les Acadiens ont la leur. Les Franco-Manitobains aussi. Les francophones de l'Ontario ont bien une petite université à Hearst, mais la masse des étudiants et étudiantes universitaires ontariens de langue française étudie ailleurs (surtout à Ottawa, ainsi qu'à Sudbury) dans des institutions bilingues à forte majorité anglaise, ou carrément dans des universités de langue anglaise… L'injustice est flagrante… et reconnue!
Le fruit était mûr et l'excellent début de mobilisation amorcé par le RÉFO, auquel se sont joints la FESFO (étudiants au secondaire) et l'AFO (Assemblée de la Francophonie de l'Ontario), permettait tous les espoirs d'une rapide décision de principe du gouvernement ontarien, suivie à court terme de mesures concrètes devant aboutir à la création d'un réseau universitaire de langue française, mais surtout d'un réseau sous gouvernance franco-ontarienne. «Par et pour les francophones dans une institution qui nous appartiendra à 100%», clamait le RÉFO au début de 2013.
Or nous voici désormais en 2016, rien n'est acquis, et le brasier qui menaçait d'enflammer le paysage politique ontarien (pan-canadien?) il y a quelques années est réduit à l'état de braises plus ou moins fumantes qu'un «appel à l'action» du RÉFO, de la FESFO et de l'AFO (voir http://bit.ly/20vSbQU) tentera d'attiser au cours des prochaines semaines, en vue d'un rassemblement à l'Assemblée législative de l'Ontario, à Toronto, le 18 février. Réussira-t-on? Il faut le souhaiter, mais le fait qu'on en soit là reste désolant.
Les organisations étudiantes et leurs alliés ont commis des erreurs stratégiques de parcours qui ont diminué l'urgence de régler le dossier (on s'est mis à lancer la nébuleuse date de 2024…) et la portée des enjeux (priorité à un quelconque campus dans la région de Toronto). Il fallait décrocher le gros lot dès le départ, et ne pas céder un pouce de terrain. C'est la seule façon d'agir avec des gouvernements ratoureux qui bénéficient d'une expérience centenaire à mener (et gagner) des guerres d'usure contre des regroupements citoyens mal équipés sur le plan politique…
Dès 2013, ils auraient dû comprendre ce qui les attendait. Dans son discours du Trône, la première ministre Wynne paraissait optimiste quand à l'éventualité d'une université de langue française mais à peine quelques jours plus tard, elle ramenait tout le monde à la réalité, affirmant que le gouvernement ne s'était engagé qu'à «élargir la disponibilité des programmes d'études» post-secondaires en français dans le centre-sud-ouest de l'Ontario… Un pas en avant, neuf-dixièmes de pas en arrière…
En éditorial dans Le Droit (http://bit.ly/1nquTgX), j'avais averti le RÉFO et ses alliés de ne «pas se laisser prendre à ce petit jeu d'usure auquel des gouvernements ontariens successifs se livrent depuis un demi-siècle. On offre des miettes et on découvre vite que c'est déjà trop. Limiter l'offre au centre-sud-ouest de l'Ontario, c'est oublier que les forces vives de l'Ontario français, au post-secondaire, sont concentrées dans l'est et le nord ontariens.
«Une solution qui n'englobe pas des institutions comme l'Université d'Ottawa et l'Université Laurentienne, entre autres, est inacceptable sur le plan même des principes. Le collège Glendon (à Toronto) peut constituer une première étape, bienvenue par ailleurs, mais s'arrêter là c'est signer l'arrêt de mort du projet. Peut-être pour toujours.»
Au lieu de mettre le pied sur l'accélérateur et de foncer droit devant, les étudiants franco-ontariens ont mis fin au processus de consultation et de mobilisation en octobre 2014 avec le sommet des «États généraux sur le post-secondaire en Ontario français», où l'on sentait déjà une baisse de régime et un déficit d'unité entre les différentes régions de la province (comme toujours). Quand la demande officielle est venue au début de 2015, les médias ont sans doute retenu l'essentiel: on ne demandait guère plus, à court terme du moins, qu'un campus dans la région de Toronto… Déception... (voir http://bit.ly/1MdBcwo).
Même cette toute petite demande était vue comme trop ambitieuse par la ministre des Affaires francophones, Madeleine Meilleur, qui avait déjà écarté Ottawa comme coeur de l'université franco-ontarienne éventuelle, affirmant que l'Université d'Ottawa desservait très bien les francophones. Personne, dans les milieux officiels, n'a répliqué de front à cette insulte. Et voilà le recteur Allan Rock, de l'Université d'Ottawa, qui écrit dans Le Droit que les Franco-Ontariens n'ont pas besoin d'université, qu'ils en ont déjà une: la sienne! Et personne, dans les milieux officiels, n'a répliqué à cette insulte…
L'Université d'Ottawa a de nouveau démontré toute l'affection qu'elle a pour les francophones en nommant récemment comme chancelier Calin Rovinescu, PDG d'Air Canada, l'organisme le plus blâmé par Graham Fraser pour ses violations répétées à la Loi sur les langues officielles… Encore une fois, à l'exception du RÉFO, silence dans les organisations franco-ontariennes…
Il y a quelques jours, l'équipe d'#OnFr (TFO) a interviewé la première ministre Kathleen Wynne sur le projet d'université franco-ontarienne et elle a essentiellement répété, sans plus, les platitudes énoncées en 2013… L'important, ce sont les services et programmes en français (et n'oubliez pas, on parle ici seulement de la région de Toronto)… Y aura-t-il un campus ou même un édifice? Sais pas. Où et quand le projet se concrétisera-t-il? Sais pas…
À l'émission Couleurs locales d'UnisTV, le 24 janvier, le professeur François Charbonneau, de l'Université d'Ottawa, l'un des codirecteurs du livre Le siècle du Règlement 17, paru en 2015, aura été l'un des premiers du milieu universitaire francophone à élever la voix contre ce projet d'installer le campus d'une université de langue française à Toronto. Il préférerait voir un développement à Ottawa, dans une région où la collectivité franco-ontarienne a des assises plus solides et où la demande est la plus forte (13 000 étudiants francophones à l'Université d'Ottawa).
Si, comme l'affirment le RÉFO, la FESFO et l'AFO dans leur communiqué conjoint du 27 janvier 2016, ce projet d'université de langue française doit «forger l'avenir de la francophonie ontarienne», il faut rectifier le tir actuel et revenir à l'enthousiasme et à la globalité des revendications de départ, en 2012. Dire sans retenue à Mme Wynne et à Mme Meilleur et à l'ensemble du pays que les regrets proposés pour le Règlement 17 ne valent pas grand chose tant que l'Ontario n'accorde pas aux Franco-Ontariens la gouvernance «entière» de leur réseau scolaire… y compris l'universitaire.
Et si, pour réparer cette injustice, l'Université d'Ottawa doit assumer une variante de ce qu'a subi le Collège Algonquin quand on a enfanté La Cité collégiale (devenue La Cité), eh bien, ainsi soit-il. Le temps des politesses et d'une fine diplomatie est largement dépassé. Un combat de survie est en cours et l'universitaire constitue l'une des pièces maîtresses. Mobiliser? Bien sûr! Il faut souhaiter que des milliers de francophones se rendent à Toronto le 18 février. Mais pas seulement pour un petit campus dans un coin de la province où le français sera toujours marginal…
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Ce que le RÉFO a accompli jusqu'à maintenant constitue un exploit peu commun dans l'histoire franco-ontarienne. On ne peut que lui souhaiter de réussir, et espérer que le débat sur les stratégies en vue d'atteindre l'objectif d'une grande université de langue française permette de mobiliser davantage la collectivité ontaroise.
Sur le plan des principes, la victoire était à toutes fins utiles acquise, presque sans combat. Les Anglo-Québécois avaient trois universités bien à eux. Les Acadiens ont la leur. Les Franco-Manitobains aussi. Les francophones de l'Ontario ont bien une petite université à Hearst, mais la masse des étudiants et étudiantes universitaires ontariens de langue française étudie ailleurs (surtout à Ottawa, ainsi qu'à Sudbury) dans des institutions bilingues à forte majorité anglaise, ou carrément dans des universités de langue anglaise… L'injustice est flagrante… et reconnue!
Le fruit était mûr et l'excellent début de mobilisation amorcé par le RÉFO, auquel se sont joints la FESFO (étudiants au secondaire) et l'AFO (Assemblée de la Francophonie de l'Ontario), permettait tous les espoirs d'une rapide décision de principe du gouvernement ontarien, suivie à court terme de mesures concrètes devant aboutir à la création d'un réseau universitaire de langue française, mais surtout d'un réseau sous gouvernance franco-ontarienne. «Par et pour les francophones dans une institution qui nous appartiendra à 100%», clamait le RÉFO au début de 2013.
Or nous voici désormais en 2016, rien n'est acquis, et le brasier qui menaçait d'enflammer le paysage politique ontarien (pan-canadien?) il y a quelques années est réduit à l'état de braises plus ou moins fumantes qu'un «appel à l'action» du RÉFO, de la FESFO et de l'AFO (voir http://bit.ly/20vSbQU) tentera d'attiser au cours des prochaines semaines, en vue d'un rassemblement à l'Assemblée législative de l'Ontario, à Toronto, le 18 février. Réussira-t-on? Il faut le souhaiter, mais le fait qu'on en soit là reste désolant.
Les organisations étudiantes et leurs alliés ont commis des erreurs stratégiques de parcours qui ont diminué l'urgence de régler le dossier (on s'est mis à lancer la nébuleuse date de 2024…) et la portée des enjeux (priorité à un quelconque campus dans la région de Toronto). Il fallait décrocher le gros lot dès le départ, et ne pas céder un pouce de terrain. C'est la seule façon d'agir avec des gouvernements ratoureux qui bénéficient d'une expérience centenaire à mener (et gagner) des guerres d'usure contre des regroupements citoyens mal équipés sur le plan politique…
Dès 2013, ils auraient dû comprendre ce qui les attendait. Dans son discours du Trône, la première ministre Wynne paraissait optimiste quand à l'éventualité d'une université de langue française mais à peine quelques jours plus tard, elle ramenait tout le monde à la réalité, affirmant que le gouvernement ne s'était engagé qu'à «élargir la disponibilité des programmes d'études» post-secondaires en français dans le centre-sud-ouest de l'Ontario… Un pas en avant, neuf-dixièmes de pas en arrière…
En éditorial dans Le Droit (http://bit.ly/1nquTgX), j'avais averti le RÉFO et ses alliés de ne «pas se laisser prendre à ce petit jeu d'usure auquel des gouvernements ontariens successifs se livrent depuis un demi-siècle. On offre des miettes et on découvre vite que c'est déjà trop. Limiter l'offre au centre-sud-ouest de l'Ontario, c'est oublier que les forces vives de l'Ontario français, au post-secondaire, sont concentrées dans l'est et le nord ontariens.
«Une solution qui n'englobe pas des institutions comme l'Université d'Ottawa et l'Université Laurentienne, entre autres, est inacceptable sur le plan même des principes. Le collège Glendon (à Toronto) peut constituer une première étape, bienvenue par ailleurs, mais s'arrêter là c'est signer l'arrêt de mort du projet. Peut-être pour toujours.»
Au lieu de mettre le pied sur l'accélérateur et de foncer droit devant, les étudiants franco-ontariens ont mis fin au processus de consultation et de mobilisation en octobre 2014 avec le sommet des «États généraux sur le post-secondaire en Ontario français», où l'on sentait déjà une baisse de régime et un déficit d'unité entre les différentes régions de la province (comme toujours). Quand la demande officielle est venue au début de 2015, les médias ont sans doute retenu l'essentiel: on ne demandait guère plus, à court terme du moins, qu'un campus dans la région de Toronto… Déception... (voir http://bit.ly/1MdBcwo).
Même cette toute petite demande était vue comme trop ambitieuse par la ministre des Affaires francophones, Madeleine Meilleur, qui avait déjà écarté Ottawa comme coeur de l'université franco-ontarienne éventuelle, affirmant que l'Université d'Ottawa desservait très bien les francophones. Personne, dans les milieux officiels, n'a répliqué de front à cette insulte. Et voilà le recteur Allan Rock, de l'Université d'Ottawa, qui écrit dans Le Droit que les Franco-Ontariens n'ont pas besoin d'université, qu'ils en ont déjà une: la sienne! Et personne, dans les milieux officiels, n'a répliqué à cette insulte…
L'Université d'Ottawa a de nouveau démontré toute l'affection qu'elle a pour les francophones en nommant récemment comme chancelier Calin Rovinescu, PDG d'Air Canada, l'organisme le plus blâmé par Graham Fraser pour ses violations répétées à la Loi sur les langues officielles… Encore une fois, à l'exception du RÉFO, silence dans les organisations franco-ontariennes…
Il y a quelques jours, l'équipe d'#OnFr (TFO) a interviewé la première ministre Kathleen Wynne sur le projet d'université franco-ontarienne et elle a essentiellement répété, sans plus, les platitudes énoncées en 2013… L'important, ce sont les services et programmes en français (et n'oubliez pas, on parle ici seulement de la région de Toronto)… Y aura-t-il un campus ou même un édifice? Sais pas. Où et quand le projet se concrétisera-t-il? Sais pas…
À l'émission Couleurs locales d'UnisTV, le 24 janvier, le professeur François Charbonneau, de l'Université d'Ottawa, l'un des codirecteurs du livre Le siècle du Règlement 17, paru en 2015, aura été l'un des premiers du milieu universitaire francophone à élever la voix contre ce projet d'installer le campus d'une université de langue française à Toronto. Il préférerait voir un développement à Ottawa, dans une région où la collectivité franco-ontarienne a des assises plus solides et où la demande est la plus forte (13 000 étudiants francophones à l'Université d'Ottawa).
Si, comme l'affirment le RÉFO, la FESFO et l'AFO dans leur communiqué conjoint du 27 janvier 2016, ce projet d'université de langue française doit «forger l'avenir de la francophonie ontarienne», il faut rectifier le tir actuel et revenir à l'enthousiasme et à la globalité des revendications de départ, en 2012. Dire sans retenue à Mme Wynne et à Mme Meilleur et à l'ensemble du pays que les regrets proposés pour le Règlement 17 ne valent pas grand chose tant que l'Ontario n'accorde pas aux Franco-Ontariens la gouvernance «entière» de leur réseau scolaire… y compris l'universitaire.
Et si, pour réparer cette injustice, l'Université d'Ottawa doit assumer une variante de ce qu'a subi le Collège Algonquin quand on a enfanté La Cité collégiale (devenue La Cité), eh bien, ainsi soit-il. Le temps des politesses et d'une fine diplomatie est largement dépassé. Un combat de survie est en cours et l'universitaire constitue l'une des pièces maîtresses. Mobiliser? Bien sûr! Il faut souhaiter que des milliers de francophones se rendent à Toronto le 18 février. Mais pas seulement pour un petit campus dans un coin de la province où le français sera toujours marginal…
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Ce que le RÉFO a accompli jusqu'à maintenant constitue un exploit peu commun dans l'histoire franco-ontarienne. On ne peut que lui souhaiter de réussir, et espérer que le débat sur les stratégies en vue d'atteindre l'objectif d'une grande université de langue française permette de mobiliser davantage la collectivité ontaroise.
lundi 25 janvier 2016
Se méfier des points de vue réducteurs...
À croire Denise Bombardier, nous sommes les premiers - les seuls? - responsables de notre pauvreté culturelle et linguistique. Dans une chronique récente (Journal de Montréal, 22 janv. 2016, à http://bit.ly/23k0zVS), elle se fait plutôt impitoyable. Je cite ici un extrait qui donne bien le ton:
«Ce ne sont pas les "Anglais" qui sont responsables de notre piètre langue parlée. Ce ne sont pas eux qui nous ont appris à sacrer, à jurer, à déstructurer la langue, à la malmener et à croire qu'il n'y a rien là à utiliser que six cents mots de vocabulaire.»
Je vieux bien croire qu'il y a du vrai là-dedans, et que nous devrions, individuellement et collectivement, faire davantage d'efforts pour améliorer la qualité du français parlé et écrit. Mais l'analyse de Mme Bombardier m'apparaît un peu simpliste si elle estime réellement que la situation actuelle résulte d'un manque de volonté des francophones du Québec.
Faire appel à la fierté des gens en de telles circonstances ne donne jamais grand chose parce que les caractéristiques de la langue parlée et écrite dans une région ou un pays sont davantage un phénomène sociétal qu'individuel. Certaines personnes se soucient réellement d'enrichir leur vocabulaire ou d'apprendre leurs conjugaisons, mais l'immense majorité ne fait que s'intégrer à la collectivité qui les entoure, et finit par en devenir un reflet plus ou moins fidèle.
Or, ici, notre langue a été traitée en inférieure, depuis la conquête jusqu'aux années 1970. Le coup de barre majeur donné par l'adoption de la Loi 101 en 1977 n'a pas eu tous les effets escomptés, la Charte de la langue française ayant été charcutée et affaiblie par les tribunaux, ainsi que par l'inaction de gouvernements successifs. Le gouvernement Charest a poussé l'odieux jusqu'à vouloir transformer la sixième année des écoles françaises en classes bilingues, aux applaudissements de l'immense majorité des citoyens francophones et de la plupart des médias francophones…
Le grand sociologue français Alexis de Toqueville avait porté un diagnostique assez lucide dès 1831. Il écrivait, parlant des francophones du Bas-Canada (Québec): «Je viens de voir ici un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple conquis, partout où il n'a pas l'immense supériorité numérique, perd peu à peu ses moeurs, sa langue, son caractère national.»
Cette situation n'a pas fondamentalement changé avant le milieu du 20e siècle. Le Montréal des années 1960 avait toujours, dans plusieurs quartiers (les plus riches), un visage anglais. Invité au Québec durant cette période, le grand spécialiste du colonialisme Albert Memmi s'était penché sur la question de la langue dans notre coin d'Amérique du Nord. Il y décrit dans un interview publié au début des années 1970 ce qu'il avait découvert. N'oubliez pas. Il parle des années 1960…
«J'ai retrouvé au Canada une version d'un phénomène à peu près constant dans la plupart des situations coloniales, et que j'ai appelée "bilinguisme colonial". Une langue officielle efficace, celle du dominant, et une langue maternelle qui n'a aucune prise ou presque sur la conduite des affaires de la cité. Que des gens parlent deux langues ne serait pas grave si la langue la plus importante pour eux n'était pas ainsi écrasée ou infériorisée. Ce qui distingue le bilinguisme colonial du bilinguisme tout court.»
Et M. Memmi d'ajouter: «La carence linguistique n'est donc pas seulement un problème idéologique ou purement culturel. Ici on trouve d'ailleurs un cercle: la domination économique et politique crée une subordination culturelle et la subordination culturelle vient entretenir la subordination économique et politique.»
Un des Québécois séduits par les parallèles avec le colonialisme, André d'Allemagne, écrivait pour sa part en 1966 dans son livre Le colonialisme au Québec:
«La langue est sans doute le principal véhicule et le plus fidèle reflet d'une culture. On sait l'importance que les Canadiens français ont toujours attachée à ce qu'ils appellent leur "survivance" linguistique: ils en ont fait le symbole de toutes leurs résistances.
«On sait aussi l'état avancé de dégénérescence de la langue nationale au Québec, sujet traditionnel de lamentation des élites et des sociétés «patriotiques». Cependant, de tous les personnages et organismes qui se sont fait les champions officiels de la refrancisation linguistique, bien peu semblent avoir saisi les causes de la situation.
« On fait de la langue une valeur absolue, sans comprendre qu'elle n'est qu'un instrument qui, faute d'emploi, s'émousse. Le français au Québec a largement perdu sa raison d'être parce qu'il a été relégué en seconde place par la langue du colonisateur qui conduit à la puissance, au prestige et au succès (ce qui explique l'assimilation généralisée des immigrants au milieu canadien-anglais dans une ville comme Montréal).»
«S'il est évident que le français au Québec est dans un état de détérioration alarmant, il est tout aussi évident que cet état est entièrement attribuable à l'influence d'une autre langue: l'anglais.»
L'anglais qui ouvre la voie à la puissance, au prestige et au succès? Ces textes ont beau avoir été écrits avant la Loi 101, certains de leurs messages restent actuels et sont toujours colportés par des ténors du gouvernement Couillard (et du gouvernement Charest avant lui)… Les gens de ma génération ont connu l'époque décrite par Memmi et d'Allemagne, et sans doute reconnu dans l'attitude de leurs parents et grands-parents des phénomènes décrits par Tocqueville. Or dans toute collectivité les plus jeunes, tout en s'émancipant selon leurs priorités, resteront influencés par le vécu des générations précédentes et par le poids des valeurs sociétales.
Dire que que ce n'est pas «la faute des "Anglais" si les parents francophones encouragent moins leurs enfants à étudier», cela revient à blâmer les parents francophones pour leurs propres carences… C'est vraiment un peu facile… et fort injuste. Nous sommes encore un peu (beaucoup?) colonisés… et notre émancipation linguistique semble devoir passer, faute de solutions de rechange efficaces au niveau individuel, par une forme quelconque d'émancipation politique.
Je ne prétends pas - loin de là - que cette façon de voir les choses soit la seule valable. Mais elle est pertinente, comme celle de Mme Bombardier. D'autres perceptions, tout aussi valables, pourraient s'y ajouter. Tout ça pour dire que la situation est complexe et qu'il faut se méfier des points de vue trop réducteurs.
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à lire aussi, un autre texte de blogue pertinent (surtout en anglais): http://bit.ly/1HOqI5y
«Ce ne sont pas les "Anglais" qui sont responsables de notre piètre langue parlée. Ce ne sont pas eux qui nous ont appris à sacrer, à jurer, à déstructurer la langue, à la malmener et à croire qu'il n'y a rien là à utiliser que six cents mots de vocabulaire.»
Je vieux bien croire qu'il y a du vrai là-dedans, et que nous devrions, individuellement et collectivement, faire davantage d'efforts pour améliorer la qualité du français parlé et écrit. Mais l'analyse de Mme Bombardier m'apparaît un peu simpliste si elle estime réellement que la situation actuelle résulte d'un manque de volonté des francophones du Québec.
Faire appel à la fierté des gens en de telles circonstances ne donne jamais grand chose parce que les caractéristiques de la langue parlée et écrite dans une région ou un pays sont davantage un phénomène sociétal qu'individuel. Certaines personnes se soucient réellement d'enrichir leur vocabulaire ou d'apprendre leurs conjugaisons, mais l'immense majorité ne fait que s'intégrer à la collectivité qui les entoure, et finit par en devenir un reflet plus ou moins fidèle.
Or, ici, notre langue a été traitée en inférieure, depuis la conquête jusqu'aux années 1970. Le coup de barre majeur donné par l'adoption de la Loi 101 en 1977 n'a pas eu tous les effets escomptés, la Charte de la langue française ayant été charcutée et affaiblie par les tribunaux, ainsi que par l'inaction de gouvernements successifs. Le gouvernement Charest a poussé l'odieux jusqu'à vouloir transformer la sixième année des écoles françaises en classes bilingues, aux applaudissements de l'immense majorité des citoyens francophones et de la plupart des médias francophones…
Le grand sociologue français Alexis de Toqueville avait porté un diagnostique assez lucide dès 1831. Il écrivait, parlant des francophones du Bas-Canada (Québec): «Je viens de voir ici un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple conquis, partout où il n'a pas l'immense supériorité numérique, perd peu à peu ses moeurs, sa langue, son caractère national.»
Cette situation n'a pas fondamentalement changé avant le milieu du 20e siècle. Le Montréal des années 1960 avait toujours, dans plusieurs quartiers (les plus riches), un visage anglais. Invité au Québec durant cette période, le grand spécialiste du colonialisme Albert Memmi s'était penché sur la question de la langue dans notre coin d'Amérique du Nord. Il y décrit dans un interview publié au début des années 1970 ce qu'il avait découvert. N'oubliez pas. Il parle des années 1960…
«J'ai retrouvé au Canada une version d'un phénomène à peu près constant dans la plupart des situations coloniales, et que j'ai appelée "bilinguisme colonial". Une langue officielle efficace, celle du dominant, et une langue maternelle qui n'a aucune prise ou presque sur la conduite des affaires de la cité. Que des gens parlent deux langues ne serait pas grave si la langue la plus importante pour eux n'était pas ainsi écrasée ou infériorisée. Ce qui distingue le bilinguisme colonial du bilinguisme tout court.»
Et M. Memmi d'ajouter: «La carence linguistique n'est donc pas seulement un problème idéologique ou purement culturel. Ici on trouve d'ailleurs un cercle: la domination économique et politique crée une subordination culturelle et la subordination culturelle vient entretenir la subordination économique et politique.»
Un des Québécois séduits par les parallèles avec le colonialisme, André d'Allemagne, écrivait pour sa part en 1966 dans son livre Le colonialisme au Québec:
«La langue est sans doute le principal véhicule et le plus fidèle reflet d'une culture. On sait l'importance que les Canadiens français ont toujours attachée à ce qu'ils appellent leur "survivance" linguistique: ils en ont fait le symbole de toutes leurs résistances.
«On sait aussi l'état avancé de dégénérescence de la langue nationale au Québec, sujet traditionnel de lamentation des élites et des sociétés «patriotiques». Cependant, de tous les personnages et organismes qui se sont fait les champions officiels de la refrancisation linguistique, bien peu semblent avoir saisi les causes de la situation.
« On fait de la langue une valeur absolue, sans comprendre qu'elle n'est qu'un instrument qui, faute d'emploi, s'émousse. Le français au Québec a largement perdu sa raison d'être parce qu'il a été relégué en seconde place par la langue du colonisateur qui conduit à la puissance, au prestige et au succès (ce qui explique l'assimilation généralisée des immigrants au milieu canadien-anglais dans une ville comme Montréal).»
«S'il est évident que le français au Québec est dans un état de détérioration alarmant, il est tout aussi évident que cet état est entièrement attribuable à l'influence d'une autre langue: l'anglais.»
L'anglais qui ouvre la voie à la puissance, au prestige et au succès? Ces textes ont beau avoir été écrits avant la Loi 101, certains de leurs messages restent actuels et sont toujours colportés par des ténors du gouvernement Couillard (et du gouvernement Charest avant lui)… Les gens de ma génération ont connu l'époque décrite par Memmi et d'Allemagne, et sans doute reconnu dans l'attitude de leurs parents et grands-parents des phénomènes décrits par Tocqueville. Or dans toute collectivité les plus jeunes, tout en s'émancipant selon leurs priorités, resteront influencés par le vécu des générations précédentes et par le poids des valeurs sociétales.
Dire que que ce n'est pas «la faute des "Anglais" si les parents francophones encouragent moins leurs enfants à étudier», cela revient à blâmer les parents francophones pour leurs propres carences… C'est vraiment un peu facile… et fort injuste. Nous sommes encore un peu (beaucoup?) colonisés… et notre émancipation linguistique semble devoir passer, faute de solutions de rechange efficaces au niveau individuel, par une forme quelconque d'émancipation politique.
Je ne prétends pas - loin de là - que cette façon de voir les choses soit la seule valable. Mais elle est pertinente, comme celle de Mme Bombardier. D'autres perceptions, tout aussi valables, pourraient s'y ajouter. Tout ça pour dire que la situation est complexe et qu'il faut se méfier des points de vue trop réducteurs.
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à lire aussi, un autre texte de blogue pertinent (surtout en anglais): http://bit.ly/1HOqI5y
mercredi 20 janvier 2016
Même la façade de bilinguisme s'effrite...
«Y vont-tu» être heureux les Anglais quand nous serons pas mal tous plus ou moins assimilés. Oh ça risque de prendre encore plusieurs générations, une bonne centaine d'années ou plus, mais si la tendance se maintient comme disait Bernard Derome, ça s'en vient… lentement mais sûrement, de recensement en recensement. Imaginez, plus besoin de Loi 101 au Québec, plus besoin de Loi sur les langues officielles à Ottawa…Yessir…
Entre-temps, cette «bande de caves»* - que nous sommes parfois - n'étant toujours pas «écoeurée de mourir» à petit feu, la langue française continue de bénéficier de protections juridiques pour assurer un minimum de bilinguisme. Mais au-delà des frontières québécoises, cette dualité linguistique a toujours été plus apparente que réelle, même au sein de l'appareil fédéral qui fonctionne essentiellement en anglais et qui nous renvoie son image anglo-dominante en traduction.
Or, depuis quelques années, il appert que même cette façade de bilinguisme s'effrite sous les coupes répétées du gouvernement Harper et, maintenant, sous l'oeil indifférent du régime de Trudeau le jeune. Ne vous faites pas d'illusions. Les traductrices et traducteurs fédéraux travaillent le plus souvent avec une matière première anglaise; et à ce titre, ils sont l'âme de la langue française dans ce milieu qui demeure, pour la plupart des francophones qui y oeuvrent, un environnement d'assimilation.
Quand on coupe au Bureau de la traduction, on coupe le français. Quand on surcharge et épuise ses effectifs décimés, c'est à la langue française qu'on le fait. Les gens du milieu sont tellement habitués à parler en langage codé que le public s'y perd. Quand la présidente syndicale des traducteurs affirme que l'érosion des emplois pose «un risque clair quant au respect de la Loi sur les langues officielles», le vrai message, c'est qu'il y a un risque clair pour la langue française, pas pour l'anglais.
Le quotidien Le Droit a publié un texte dramatique sur la situation du Bureau de la traduction, dans son édition d'aujourd'hui 20 janvier 2016 (voir http://bit.ly/1QdSxa1). Moral à son plus bas, conditions de travail intenables, traducteurs désespérés cherchant d'autres emplois, surcharges de travail, épuisements professionnels. «Bref, dit-on c'est l'hécatombe!» Et maintenant la traduction automatique??? Mais comprenez bien. Ce qu'on inflige au Bureau de traduction, c'est à tous les parlant français du pays qu'on l'inflige.
Y'a pas un anglophone (ou si peu…) qui va se lamenter d'une absence ou d'une diminution des services en anglais au gouvernement fédéral. Parlez-en au Commissaire des langues officielles et demandez-lui de qui proviennent les plaintes au sujet de violations des droits linguistiques. Dans une entrevue que j'avais réalisée avec Keith Spicer en 1976 (il était alors Commissaire aux langues officielles), il m'avait dit que 98% de son travail consistait à défendre les droits des Canadiens français… Ce n'est peut-être plus 98% aujourd'hui, mais je miserais sur au moins 90%…
En janvier 2012 (il y a très exactement quatre ans, le 20 janvier), j'écrivais en page éditoriale du Droit: «Après les coupes au Bureau de la traduction l'été dernier, voici que le gouvernement Harper vient de mettre à la porte plus d'une centaine d'enseignants de langue seconde. On n'a pas besoin d'enquête "royale" pour comprendre que la majorité de ces professionnels se dévouaient à améliorer la qualité du français dans la fonction publique fédérale, et que seule notre langue souffrira vraiment de leurs départs.»
La réaction à cet éditorial avait été nulle, comme le sera sans doute la réaction au constat catastrophique de l'article de Paul Gaboury dans Le Droit de ce matin. Sans doute une autre manifestation de l'effritement de cette «volonté de durer» comme peuple qu'annonçait récemment le sociologue Jacques Beauchemin. Depuis les barricades de l'hôpital Montfort il y a près de 20 ans, les mouvements de foule pour défendre la langue française se sont fait très, très rares. Les tribunaux sont devenus le principal théâtre des luttes, et depuis quelques années, la Cour suprême nous apparaît nettement moins amicale…
Malgré tout, faute d'appuis d'un public tristement amorphe, le temps n'est-il pas venu pour un traducteur ou une traductrice, ou leur syndicat, de poursuivre le gouvernement fédéral pour violation massive de sa propre Loi sur les langues officielles en sapant le seul instrument «mur à mur» de bilinguisme à sa disposition, le Bureau de la traduction?
Si on ne fait rien, ne dira-t-on pas un jour lointain, quand il sera nettement trop tard pour agir, que nous étions peut-être - cette fois du moins - une «bande de caves»?
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* En 1971, le Grand Théâtre de Québec était inauguré. Une murale du sculpteur Jordi Bonet couvre trois murs. Au lendemain de l'inauguration, une controverse éclate. Une phrase du poète Claude Péloquin, gravée dans la murale, à l'invitation de Jordi Bonet, provoque et scandalise: «Vous êtes pas écoeurés de mourir, bande de caves? C'est assez!» (Source: Radio-Canada)
dimanche 17 janvier 2016
Entre les tours d'ivoire et la rue...
Le milieu universitaire ressemble parfois à une tour d'ivoire. J'en ai eu la preuve une fois de plus récemment (jeudi 14 janvier 2016), quand je me suis rendu à l'Université d'Ottawa pour assister à une conférence commentée sur le livre La souveraineté en héritage, du sociologue Jacques Beauchemin.
Entendons-nous d'abord sur les définitions. J'ai trouvé dans le site Web expressio.fr cette image que je trouve fort opportune pour la compréhension de l'expression «tour d'ivoire»: «c'est le symbole du lieu surélevé ou l'on peut s'isoler du monde, au calme, loin de l'agitation des masses»… Ce n'est pas absolument parfait comme tableau, mais ça me semble acceptable…
Dans ces collisionneurs de neurones où aspirants et titulaires de diplômes d'études supérieures donnent l'impression d'évoluer à l'abri de la plèbe, d'immenses réservoirs de connaissance se forment d'année en année. Et malheureusement, tant par le caractère sibyllin du langage spécialisé que par l'étanchéité des murs qui cernent le haut-savoir, ces connaissances restent trop souvent emprisonnées à l'université… inaccessibles au grand public…
Le matin même de la conférence de M. Beauchemin, j'avais lu quelques textes portant sur les données d'alphabétisation les plus récentes au Québec. Les chiffres étaient effarants. Le cinquième de la population adulte ne sait ni lire ni écrire et plus de 50% des Québécois (y compris 26% des détenteurs d'un diplôme postsecondaire!) auraient de la difficulté à déchiffrer un texte de 300 mots du Journal de Montréal… À quel point seraient-ils démunis devant une thèse de maîtrise ou de doctorat?
Ainsi, entre la «tour d'ivoire» où fonctionne en circuit fermé une grande partie de l'élite intellectuelle et les grandes étendues où la moitié de la population peine à lire et à écrire, il semble exister un fossé quasi infranchissable… du moins pour l'écrit sous toutes ses formes. Et je doute fort que la radio, la télévision et le Web audiovisuel suffisent pour combler l'écart, pour créer et entretenir des liens pourtant essentiels entre les détenteurs universitaires de savoir spécialisé et les masses qui en auraient grand besoin, tant sur le plan humain que citoyen.
Dans le livre collectif intitulé Les journalistes, publié il y a quelques mois à peine, l'un des auteurs, Robert Maltais, vétéran des milieux journalistiques, propose entre autres de «sortir les étudiants (en journalisme) des locaux universitaires et leur mettre le nez dans la poussière de nos villes. C'est là qu'ils vont rencontrer des gens, apprendre à poser des questions et à mener de petites enquêtes». Il serait sans doute intéressant que d'autres universitaires, en sciences sociales notamment, s'interrogent sur l'utilité de mettre davantage leur nez «dans la poussière de nos villes»… et de nos campagnes.
Je reviens à ma conférence de Jacques Beauchemin. Son essai La souveraineté en héritage témoigne justement de l'effort d'un professeur d'université (il enseigne la sociologie à l'UQAM) de sortir de sa «zone de confort», de sa propre tour d'ivoire, pour tenter d'atteindre un public plus large. Peut-être ne joint-il pas - sauf indirectement - les 50% d'analphabètes fonctionnels, mais il sollicite tout au moins un auditoire élargi sans exiger de lui une connaissance de la méthodologie des enquêtes sociologiques ou du jargon professoral…
Au début de la soixantaine (il est né en 1955), le sociologue entame sans doute le dernier droit de sa carrière. En plus d'avoir étudié pendant des décennies l'évolution de la société québécoise, il a - comme sous-ministre sous le gouvernement Marois - oeuvré au projet de renforcement de la Loi 101. Or, à un certain moment, il a acquis la certitude que notre petite nation francophone, principalement située au Québec, était en train de perdre «son désir de durer» après des centaines d'années de lutte. «C'est quelque chose que je ressens comme une vérité profonde», disait-il lors de sa conférence.
En plus de sonner l'alarme, son livre récent se veut un appel aux citoyens québécois, tant l'élite intellectuelle que le grand public, tant les militants indépendantistes que ceux et celles des autres tendances, de ne pas baisser les bras, de ne pas abandonner le débat de guerre lasse. Car le temps presse et sans la souveraineté, croit-il, nous sommes voués à une «louisianisation» du Québec. Quoiqu'il en soit, conclut-il, «nous ne devons pas nous dérober à la tâche de proposer l'avenir à ceux qui viendront».
J'avais hâte d'entendre ce qu'auraient à dire les deux professeurs invités à commenter l'oeuvre de Jacques Beauchemin, ainsi que la puissante collection de neurones autour de la table de discussion, au cinquième étage de la faculté des Sciences sociales. Déception. Les organisateurs avaient ciblé deux chapitres du livre plutôt que l'ensemble de l'oeuvre et comme d'habitude, dans de telles assemblées, au lieu d'une heure de questions, on se retrouve avec quelques minutes seulement… Donc, pas d'échanges…
Mais ce qui m'a le plus déçu, c'est la perception qu'au regard d'un des profs en particulier, Jacques Beauchemin s'était écarté de la rigueur méthodologique attendue d'un sociologue universitaire. Au lieu de produire une thèse aride de 600 pages accessible aux résidents de la tour d'ivoire, il avait publié un document citoyen, engagé, un texte d'opinion, d'à peine 160 pages et donc forcément incomplet… Ce collègue sociologue, se disant étonné, l'a même traité de romantique, et parlé de «lyrisme»…
Bien sûr, c'eut été plus facile pour Jacques Beauchemin de rédiger un document interminable, s'appuyant sur de nouvelles enquêtes, pesant les nuances des attitudes citoyennes par groupe d'âge et pas collectivité linguistique. Un document qu'une poignée d'universitaires aurait lu en entier (je suis loin d'être sûr que la majorité des gens à sa conférence de jeudi soir avaient décortiqué son livre de 160 pages…), et qu'avec un peu chance, quelques journalistes auraient évoqué dans Le Devoir ou ailleurs. Deux lignes de textes ajoutées au curriculum vitae et quelques félicitations de collègues…
Mais quand une «vérité» secoue les tripes, même un professeur - surtout un vétéran - doit se présenter sur la place publique et «mettre son nez dans la poussière de nos villes»… Jacques Beauchemin l'a fait, s'est exposé à la critique... et elle est venue, drue, parfois acerbe. C'est le prix à payer quand on lance son message sur le trottoir au lieu d'enseigner dans un auditorium universitaire. C'est un risque à prendre, et il faut une certaine dose de courage.
Mais les sociologues et les politicologues sont également citoyens, comme l'ensemble de la population trop souvent mal informée quand vient le temps de s'exprimer à une élection ou à un référendum. Si, au terme de leur carrière ou même avant, il arrive à ces sociologues et politicologues de détenir des connaissances ou des «vérités» susceptibles d'éclairer des choix fondamentaux de la nation, rester bien assis dans leur tour d'ivoire serait impardonnable.
Le silence serait pire que l'erreur.
mardi 12 janvier 2016
Les Passe-Partout de Noël...
Le 22 décembre dernier, un de mes petits-fils, Cédric, qui a quatre ans, a subi une chirurgie majeure à l'aorte. L'intervention a bien réussi et sa convalescence se déroule normalement. Mais ce n'est pas cela que je veux aborder. Ses parents ont dû le retirer de la garderie plusieurs semaines avant son admission à l'hôpital (pour lui éviter les maladies saisonnières contagieuses…) et il devra patienter jusqu'à la fin de janvier avant de pouvoir y retourner.
Bien sûr, dans la quête de gardien(ne)s pour assurer une certaine suppléance à la maison, les grands-parents sont occasionnellement mis à contribution. J'ai donc passé cinq ou six journées avec Cédric, et, au-delà de l'écoute perpétuelle du répertoire entier des «Petites Tounes», ce cher enfant m'a fait redécouvrir les émissions de la série «Passe-Partout»… que mes trois filles écoutaient presque religieusement quand elles étaient d'âge préscolaire…
Mon petit-fils affectionne particulièrement le DVD des émissions de Noël, tourné en 1978 par Télé-Québec. Il les connaît par coeur… sans blague! Mais ce qui m'a frappé le plus en les visionnant avec lui, c'est à quel point ces Passe-Partout incarnent une époque précise, ce bref moment de notre histoire où, propulsé par le dynamisme du premier mandat de René Lévesque, le «nous» traditionnel a brillé peut-être pour une dernière fois au petit écran, avant que le rouleau compresseur d'une certaine rectitude politique multiculturelle ne fasse son oeuvre.
Le monde a bien changé en 35 ans. Tant les télévisions d'État que les réseaux privés ne produiraient plus ce que j'ai revu en compagnie de Cédric. Dès le début de la première émission, celle d'avant-Noël, le personnage de grand-mère (Kim Yaroshevskaya) raconte l'histoire de Joseph, Marie et Jésus, et l'on entend par la suite la chanson Entre le boeuf et l'âne gris. Les thèmes dominants - l'amour, le partage, les réunions de famille, etc. - sont toujours présentés comme une émanation de Noël. Il n'est pas question ici d'un temps des fêtes plus ou moins défini, mais bien de Noël… Les dizaines de «Joyeux Noël» à répétition en attestent…
Ces Passe-Partout restent une image précieuse d'un court «entre-deux» où la transition identitaire québécoise évoluait toujours dans une certaine continuité. On n'y montre pas de messe de minuit ou des familles de dix enfants à table dans un décor rustique, mais le lien de parenté avec le passé canadien-français-catholique reste clair. Le caractère à la fois religieux et laïc de Noël est présenté en milieu urbain, à Montréal, dans un quartier modeste où les deux parents travaillent et où les enfants fréquentent une garderie. On voit tout en douceur l'apparition de familles monoparentales ainsi que d'enfants d'autres races.
Après avoir écouté le personnage de Passe-Partout (Marie Eykel), vêtue d'une peau de mouton, chanter D'où viens-tu bergère avec Passe-Carreau (Claire Pimparé), Passe-Montagne (Jacques L'Heureux) et le reste du groupe réuni chez grand-mère, je me suis demandé de quelle façon on referait cette émission si Passe-Partout renaissait de ses cendres en 2016… au beau milieu d'un combat de valeurs sociétales et étatiques marqué par une opposition parfois vive entre partisans de la laïcité-neutralité et tenants d'un multiculturalisme à teneur religieuse variable…
À mon âge (69 ans), j'ai connu - dans mon petit quartier, jadis canadien-français, à Ottawa - l'époque d'un Noël essentiellement religieux, ayant même servi la messe de minuit comme enfant de choeur, me souvenant de mon oncle Aurèle Desrochers entonnant le Minuit Chrétien, la moitié de la paroisse sur le perron de l'église en pleine nuit, veiller jusqu'aux petites heures au réveillon chez mes grands-parents… Ces Passe-Partout ont capté quelques parfums de cette époque révolue où nous partagions davantage un vécu collectif et ses racines… même en ville.
Aujourd'hui, j'ai la conviction que l'État québécois et ses émanations doivent, au-delà du maintien du français comme langue commune, respecter une rigoureuse neutralité et une laïcité sans exceptions pour accueillir toutes les tendances culturelles et religieuses qui évoluent dans notre société. Mais en regardant les Passe-Partout de Noël, je me suis dit que cette neutralité-laïcité devait s'implanter sans tuer ce qui, dans cet ancien «nous», a contribué à façonner notre nation, et lui a légué cette merveilleuse étincelle identitaire qui fait qu'on se reconnaît toujours entre nous... et qui propose à l'étranger l'accueillante spécificité de notre coin d'Amérique du Nord.
À la prochaine, Cédric!
samedi 9 janvier 2016
Pour un débat sans exclusions...
C'était sans doute en 1964 ou en 1965. J'avais donc 18 ou 19 ans. Assis à la cafétéria de l'Université d'Ottawa, au sous-sol de l'édifice Tabaret à l'époque, je discutais avec un groupe d'amis, étudiants comme moi à la faculté des Sciences sociales. Le débat, animé comme toujours, portait cette fois sur l'avenir du Québec, et notamment sur le projet d'indépendance.
J'étais originaire d'Ottawa, et déjà engagé dans les causes franco-ontariennes (entre autres comme membre de l'Association de la jeunesse franco-ontarienne, organisme disparu au début des années 1970). Au Québec, la Révolution tranquille battait son plein, et dans mon université, les trois quarts des étudiants et étudiantes aux Sciences sociales étaient québécois. On entendait parler du FLQ et du RIN beaucoup plus que du bilinguisme à l'hôtel de ville d'Ottawa ou du réseau d'écoles primaires et secondaires françaises que nous revendiquions toujours en Ontario…
Cette journée-là, la discussion fut sans doute plus vive qu'à l'habitude et les esprits se sont échauffés. J'ai tenté tant bien que mal de défendre mon point de vue, celui d'un jeune Franco-Ontarien idéaliste issu d'un quartier canadien-français modeste de la capitale. Sans doute pour l'une des premières fois, j'ai osé une opinion musclée sur le mouvement indépendantiste, et elle n'avait pas plu à la majorité de mes camarades…
Cependant, plutôt que de contrer les arguments que je tentais, sans doute malhabilement, de mettre de l'avant, quelques-uns de mes collègues québécois ont remis en question mon droit de parole. «T'es rien qu'un Franco, m'a-t-on lancé, c'est nos affaires et c'est à nous de décider. T'as pas à te mêler de ça»… Et voilà! On venait de m'exclure de la discussion pour le simple motif que j'étais Ontarien, considéré à ce titre comme adversaire, et que je n'avais donc pas de siège à leur table identitaire…
J'avais été extrêmement frustré de me voir ainsi réduit au silence. On me faisait, à moi et à tous les Franco-Ontariens, un procès d'intention sans avoir entendu et pesé la valeur de nos propos. Ce fut le seul incident du genre, en tout cas le seul qui me revient en mémoire, mais cette espèce de «séparation» entre Québécois et Franco-Ontariens demeurait une toile de fond qui resurgissait de temps à autre. En 1968, quand les étudiants franco-ontariens des Sciences sociales ont présenté une résolution en faveur d'une faculté et d'une université unilingues françaises, le bloc majoritaire d'étudiants québécois avait fait avorter le projet en s'abstenant de voter. «Les causes franco-ontariennes, c'est pas de nos affaires…»
J'avais mis au rancart ces souvenirs désagréables au fil des ans… puis cette semaine j'ai revécu une expérience similaire, mais du côté opposé de la clôture. Comme des milliers d'anciens Franco-Ontariens, j'avais décidé au milieu des années 1970 de traverser la rivière, pour enfin pouvoir vivre en français, sans avoir à lutter quotidiennement pour parler ma langue*. Et comme des centaines (des milliers?) d'anciens Franco-Ontariens militants, j'avais épousé dès le milieu des années 60 la cause souverainiste.
Cela ne m'a jamais empêché de suivre et de défendre les luttes de l'Ontario français. Je suis Québécois de coeur mais je reste Franco-Ontarien dans mes tripes. Si certains y voient une contradiction, je peux comprendre mais permettez-moi de ne pas être d'accord. Pour moi la défense de la langue française passe par le projet d'indépendance du Québec mais aussi par une université de langue française en Ontario, par la défense des collectivités francophones isolées du sud-ouest ontarien, par la protection des espaces francophones dans l'Est et le Nord ontarien.
Or, vendredi (8 janvier), sous un texte de blogue (publié dans la page Facebook Fier d'être Franco-Ontarien/Fière d'être Franco-Ontarienne) où je critiquais le maire de Windsor pour ses propos malavisés sur la langue française (voir http://bit.ly/1mLbJBZ), un ancien collègue du Droit a délaissé les arguments que je mettais de l'avant pour s'attaquer au messager de ces arguments. Et pas à peu près… Je le cite: «Je ne veux pas faire de procès d'intention à Pierre, que je connais depuis très longtemps et que je respecte comme individu. Il se réclame de l'Ontario français, bien qu'ayant déserté notre province il y a des décennies. Il n'y a aucun mal à ça, bien qu'il doive peut-être en répondre. (…) Pierre est séparatiste québécois. Aucun mal à ça non plus.» Ça, après avoir dit que j'avais réagi de façon «quasiment haineuse» aux propos du maire de Windsor…
Si j'ai bien compris, c'est un peu le même message qu'on m'avait lancé il y a 50 ans à la table de la cafétéria de l'Université d'Ottawa, en plus subtil (à peine). Étant un «déserteur» (résident québécois, à Gatineau) et un «séparatiste» (terme un peu extrême pour une pensée que j'estime passablement plus complexe), mes propos - peu importe leur valeur - doivent être accueillis avec méfiance. Jadis, on me refusait le droit de m'exprimer sur le Québec parce que j'étais Franco-Ontarien fédéraliste et aujourd'hui, je devrais m'abstenir ou me sentir exclu des débats franco-ontariens parce que je suis devenu Québécois souverainiste?
Un degré variable d'hostilité envers le Québec existe depuis longtemps dans certains milieux franco-ontariens. Et au Québec, les francophones des autres provinces, y compris les Franco-Ontariens, ne suscitent trop souvent qu'une indifférence négligente. J'ai tenté, dans la page éditoriale du Droit et dans mes textes de blogue, de créer des liens, de favoriser un dialogue entre Québécois et la francophonie pan-canadienne y compris les Franco-Ontariens, parce que nous partageons - peu importe les convictions constitutionnelles - les mêmes racines culturelles et un même devoir de protection et de promotion de la langue française. J'ai cru, peut-être erronément, à la possibilité d'un débat sans exclusions et sans procès d'intention.
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* Le répit n'a pas duré longtemps. Le français est désormais menacé dans l'Outaouais urbain et dans la grande région montréalaise. Certains éléments des vieux combats franco-ontariens se poursuivent… au Québec.
J'étais originaire d'Ottawa, et déjà engagé dans les causes franco-ontariennes (entre autres comme membre de l'Association de la jeunesse franco-ontarienne, organisme disparu au début des années 1970). Au Québec, la Révolution tranquille battait son plein, et dans mon université, les trois quarts des étudiants et étudiantes aux Sciences sociales étaient québécois. On entendait parler du FLQ et du RIN beaucoup plus que du bilinguisme à l'hôtel de ville d'Ottawa ou du réseau d'écoles primaires et secondaires françaises que nous revendiquions toujours en Ontario…
Cette journée-là, la discussion fut sans doute plus vive qu'à l'habitude et les esprits se sont échauffés. J'ai tenté tant bien que mal de défendre mon point de vue, celui d'un jeune Franco-Ontarien idéaliste issu d'un quartier canadien-français modeste de la capitale. Sans doute pour l'une des premières fois, j'ai osé une opinion musclée sur le mouvement indépendantiste, et elle n'avait pas plu à la majorité de mes camarades…
Cependant, plutôt que de contrer les arguments que je tentais, sans doute malhabilement, de mettre de l'avant, quelques-uns de mes collègues québécois ont remis en question mon droit de parole. «T'es rien qu'un Franco, m'a-t-on lancé, c'est nos affaires et c'est à nous de décider. T'as pas à te mêler de ça»… Et voilà! On venait de m'exclure de la discussion pour le simple motif que j'étais Ontarien, considéré à ce titre comme adversaire, et que je n'avais donc pas de siège à leur table identitaire…
J'avais été extrêmement frustré de me voir ainsi réduit au silence. On me faisait, à moi et à tous les Franco-Ontariens, un procès d'intention sans avoir entendu et pesé la valeur de nos propos. Ce fut le seul incident du genre, en tout cas le seul qui me revient en mémoire, mais cette espèce de «séparation» entre Québécois et Franco-Ontariens demeurait une toile de fond qui resurgissait de temps à autre. En 1968, quand les étudiants franco-ontariens des Sciences sociales ont présenté une résolution en faveur d'une faculté et d'une université unilingues françaises, le bloc majoritaire d'étudiants québécois avait fait avorter le projet en s'abstenant de voter. «Les causes franco-ontariennes, c'est pas de nos affaires…»
J'avais mis au rancart ces souvenirs désagréables au fil des ans… puis cette semaine j'ai revécu une expérience similaire, mais du côté opposé de la clôture. Comme des milliers d'anciens Franco-Ontariens, j'avais décidé au milieu des années 1970 de traverser la rivière, pour enfin pouvoir vivre en français, sans avoir à lutter quotidiennement pour parler ma langue*. Et comme des centaines (des milliers?) d'anciens Franco-Ontariens militants, j'avais épousé dès le milieu des années 60 la cause souverainiste.
Cela ne m'a jamais empêché de suivre et de défendre les luttes de l'Ontario français. Je suis Québécois de coeur mais je reste Franco-Ontarien dans mes tripes. Si certains y voient une contradiction, je peux comprendre mais permettez-moi de ne pas être d'accord. Pour moi la défense de la langue française passe par le projet d'indépendance du Québec mais aussi par une université de langue française en Ontario, par la défense des collectivités francophones isolées du sud-ouest ontarien, par la protection des espaces francophones dans l'Est et le Nord ontarien.
Or, vendredi (8 janvier), sous un texte de blogue (publié dans la page Facebook Fier d'être Franco-Ontarien/Fière d'être Franco-Ontarienne) où je critiquais le maire de Windsor pour ses propos malavisés sur la langue française (voir http://bit.ly/1mLbJBZ), un ancien collègue du Droit a délaissé les arguments que je mettais de l'avant pour s'attaquer au messager de ces arguments. Et pas à peu près… Je le cite: «Je ne veux pas faire de procès d'intention à Pierre, que je connais depuis très longtemps et que je respecte comme individu. Il se réclame de l'Ontario français, bien qu'ayant déserté notre province il y a des décennies. Il n'y a aucun mal à ça, bien qu'il doive peut-être en répondre. (…) Pierre est séparatiste québécois. Aucun mal à ça non plus.» Ça, après avoir dit que j'avais réagi de façon «quasiment haineuse» aux propos du maire de Windsor…
Si j'ai bien compris, c'est un peu le même message qu'on m'avait lancé il y a 50 ans à la table de la cafétéria de l'Université d'Ottawa, en plus subtil (à peine). Étant un «déserteur» (résident québécois, à Gatineau) et un «séparatiste» (terme un peu extrême pour une pensée que j'estime passablement plus complexe), mes propos - peu importe leur valeur - doivent être accueillis avec méfiance. Jadis, on me refusait le droit de m'exprimer sur le Québec parce que j'étais Franco-Ontarien fédéraliste et aujourd'hui, je devrais m'abstenir ou me sentir exclu des débats franco-ontariens parce que je suis devenu Québécois souverainiste?
Un degré variable d'hostilité envers le Québec existe depuis longtemps dans certains milieux franco-ontariens. Et au Québec, les francophones des autres provinces, y compris les Franco-Ontariens, ne suscitent trop souvent qu'une indifférence négligente. J'ai tenté, dans la page éditoriale du Droit et dans mes textes de blogue, de créer des liens, de favoriser un dialogue entre Québécois et la francophonie pan-canadienne y compris les Franco-Ontariens, parce que nous partageons - peu importe les convictions constitutionnelles - les mêmes racines culturelles et un même devoir de protection et de promotion de la langue française. J'ai cru, peut-être erronément, à la possibilité d'un débat sans exclusions et sans procès d'intention.
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* Le répit n'a pas duré longtemps. Le français est désormais menacé dans l'Outaouais urbain et dans la grande région montréalaise. Certains éléments des vieux combats franco-ontariens se poursuivent… au Québec.
vendredi 8 janvier 2016
Le maire de Windsor et le français...
Le pauvre maire de Windsor (Ontario), Drew Dilkens, doit bien se demander ces jours-ci pourquoi quelques-uns de ses propos ont outré tant de Franco-Ontariens. À entendre ses réactions, il ne semble pas y comprendre grand-chose. Pourtant, doit-il sans doute grommeler, je participais à l'ouverture d'une exposition intitulée «Racines françaises de Windsor», j'ai des ancêtres francophones et de plus, j'envoie mes enfants à l'école française… Je suis un véritable modèle d'ouverture, le prototype de l'Anglo-Canadien francophile…
Au fait, qu'a-t-il déclaré au juste, ce maire, pour se mettre ainsi dans le pétrin? Selon les rapports médiatiques, et je cite ici un texte de Radio-Canada (http://bit.ly/1SEiT7x), il a affirmé qu'il lui était «difficile d'offrir des services en français dans une communauté aussi multiculturelle sans faire de favoritisme». Au dire d'un second texte, publié dans le Windsor Star (http://bit.ly/1TJOIKA), il aurait ajouté plus tard que l'arabe pourrait être plus important que le français pour le choix du président du conseil des services policiers de Windsor…
Sur le strict plan de la réalité socio-démographique, M. Dilkens a tout à fait raison. Plus du quart des citoyens de Windsor ont comme langue maternelle des langues autres que les deux langues officielles du pays. Les chiffres de la langue d'usage (la langue le plus souvent parlée à la maison) du recensement de 2011 révèlent qu'il y a près de quatre fois plus d'arabophones que de francophones à Windsor. De fait, statistiquement, le français comme langue maternelle (2,6% de la population) et comme langue d'usage (à peine 0,7%) est ici à l'article de la mort…
Mais la réalité socio-démographique de 2011 n'est pas toute la réalité. Loin de là. Quand on la cerne bien, cette réalité totale, on peut démontrer que le point de vue du maire Dilkens est erroné par ses omissions, blessant (voire insultant) par son ignorance, et insidieux par ses conséquences. Bientôt, à ce qu'on dit, la première ministre Wynne s'excusera au nom des gouvernements précédents de l'Ontario pour les torts causés aux Franco-Ontariens par le Règlement 17 de 1912, qui interdisait le français comme langue d'enseignement après la deuxième année du primaire. Il y a là un geste que le maire de Windsor finira peut-être par se voir dans l'obligation d'imiter…
Car au-delà de son incompréhension effarante de l'histoire du Canada et de l'Ontario, au-delà de son évidente méconnaissance de la dynamique linguistique dans son coin de l'Amérique du Nord (et des menaces qui pèsent sur l'ensemble des francophonies canadiennes et québécoise), au-delà de l'opacité de ses perceptions quant au contenu identitaire des collectivités nationales du Québec, de l'Acadie, du Canada français et même de l'Amérique française, M. Dilkens (et il est loin d'être le seul…) ignore manifestement l'essentiel de ce que fut cette francophonie du Sud-Ouest et dont il ne reste aujourd'hui que des fragments.
Je l'inviterais (lui et tout le monde, y compris les francophones) à décortiquer, pour mieux se renseigner, le chapitre intitulé La crise scolaire et les francophones du Sud-Ouest ontarien, dans le livre collectif Le siècle du Règlement 17, publié en 2015 sous la direction des professeurs Michel Bock et François Charbonneau. De fait, lisez tout le livre tant qu'à y être. C'est très instructif. Une des plus belles trouvailles de l'année dernière!
Le maire Dilkens comprendrait mieux l'interaction un peu unique entre le sentiment d'isolement de la collectivité francophone du Sud-Ouest ontarien, éloignée du coeur géographique de la nation, et son rattachement, à la fois juridique et politique, à la dualité linguistique et nationale de l'immense fédération canadienne. Les Canadiens français de l'Est et du Nord ontarien, situés près de la frontière québécoise, ont offert plus de résistance au Règlement 17. Mais dans la région de Windsor, isolée et déjà en proie à une bilinguisation-anglicisation rapide des parlant-français, «les deux tiers de toutes les écoles bilingues (françaises) se soumettront au règlement (17) dès sa mise en oeuvre».
La soumission, voire l'acceptation d'une persécution ouvertement raciste a permis au Règlement 17 de faire dans le Sud-Ouest, donc à Windsor, ce que le gouvernement ontarien de l'époque attendait de cette mesure. Assimiler de nombreux francophones. Commettre un début d'ethnocide. Et de fait, en 1928, l'année après la suspension de l'application du Règlement 17, on a mesuré la capacité linguistique des enfants d'origine française des «écoles séparées» de Windsor et découvert que 54% d'entre eux ne parlaient que l'anglais! Entre les loges orangistes et les disciples de Mgr Fallon, on a dû applaudir à tout rompre!
Dans cette région jadis française, les francophones constituaient toujours une proportion respectable de la population en 1912. Le tiers? Un peu moins? Une dizaine d'années plus tôt, la ville américaine de Détroit, en face, avait célébré son bicentenaire… en français. Mais après le Règlement 17, un acte délibéré et réussi de répression, la part francophone de Windsor a décru rapidement. Seulement 13% selon la langue maternelle au recensement de 1941. Un peu plus de 10% en 1951. Et en 2011? À peine 2,6% de langue maternelle française (5405 personnes), et moins de 1% selon la langue d'usage. Sur 209 000 habitants à Windsor, à peine 1640 affirment parler le plus souvent le français à la maison…
En regardant la réalité socio-démographique actuelle avec une gomme à effacer pour le passé et pour les enjeux actuels de la dualité linguistique pan-canadienne, sans oublier les effets possibles de ses propos au Québec (heureusement pour lui, les médias québécois sont à peu près indifférents, sauf exception, à la francophonie hors-Québec), le maire de Windsor ne rend service à personne et alimente la glissade bien amorcée vers l'ignorance de la population anglo-canadienne et de ses médias.
Au lieu de chérir comme une espèce précieuse menacée ces ultimes survivants francophones du rouleau compresseur anglo-ontarien et nord-américain, et d'encourager par tous les moyens ceux et celles qui comprennent toujours le français (y compris les anglophones bilingues) à utiliser davantage la langue française dans la région de Windsor, M. Dilkens rabaisse l'une des deux langues officielles du pays au rang de feuille flétrie d'une branche multiculturelle et pérore sans arrière-pensée apparente sur l'utilité et l'importance de l'arabe au conseil des services policiers… Quelle sottise!
Un certain nombre de plumes franco-ontariennes ont répondu avec une dose juste de vitriol. J'aimerais bien appeler à la rescousse mes compatriotes québécois… mais peu d'oreilles sont à l'écoute. Peut-être perçoivent-elles déjà un lointain tocsin qui annonce le glas futur de notre langue à Montréal et en Outaouais urbain...
Au fait, qu'a-t-il déclaré au juste, ce maire, pour se mettre ainsi dans le pétrin? Selon les rapports médiatiques, et je cite ici un texte de Radio-Canada (http://bit.ly/1SEiT7x), il a affirmé qu'il lui était «difficile d'offrir des services en français dans une communauté aussi multiculturelle sans faire de favoritisme». Au dire d'un second texte, publié dans le Windsor Star (http://bit.ly/1TJOIKA), il aurait ajouté plus tard que l'arabe pourrait être plus important que le français pour le choix du président du conseil des services policiers de Windsor…
Sur le strict plan de la réalité socio-démographique, M. Dilkens a tout à fait raison. Plus du quart des citoyens de Windsor ont comme langue maternelle des langues autres que les deux langues officielles du pays. Les chiffres de la langue d'usage (la langue le plus souvent parlée à la maison) du recensement de 2011 révèlent qu'il y a près de quatre fois plus d'arabophones que de francophones à Windsor. De fait, statistiquement, le français comme langue maternelle (2,6% de la population) et comme langue d'usage (à peine 0,7%) est ici à l'article de la mort…
Mais la réalité socio-démographique de 2011 n'est pas toute la réalité. Loin de là. Quand on la cerne bien, cette réalité totale, on peut démontrer que le point de vue du maire Dilkens est erroné par ses omissions, blessant (voire insultant) par son ignorance, et insidieux par ses conséquences. Bientôt, à ce qu'on dit, la première ministre Wynne s'excusera au nom des gouvernements précédents de l'Ontario pour les torts causés aux Franco-Ontariens par le Règlement 17 de 1912, qui interdisait le français comme langue d'enseignement après la deuxième année du primaire. Il y a là un geste que le maire de Windsor finira peut-être par se voir dans l'obligation d'imiter…
Car au-delà de son incompréhension effarante de l'histoire du Canada et de l'Ontario, au-delà de son évidente méconnaissance de la dynamique linguistique dans son coin de l'Amérique du Nord (et des menaces qui pèsent sur l'ensemble des francophonies canadiennes et québécoise), au-delà de l'opacité de ses perceptions quant au contenu identitaire des collectivités nationales du Québec, de l'Acadie, du Canada français et même de l'Amérique française, M. Dilkens (et il est loin d'être le seul…) ignore manifestement l'essentiel de ce que fut cette francophonie du Sud-Ouest et dont il ne reste aujourd'hui que des fragments.
Je l'inviterais (lui et tout le monde, y compris les francophones) à décortiquer, pour mieux se renseigner, le chapitre intitulé La crise scolaire et les francophones du Sud-Ouest ontarien, dans le livre collectif Le siècle du Règlement 17, publié en 2015 sous la direction des professeurs Michel Bock et François Charbonneau. De fait, lisez tout le livre tant qu'à y être. C'est très instructif. Une des plus belles trouvailles de l'année dernière!
Le maire Dilkens comprendrait mieux l'interaction un peu unique entre le sentiment d'isolement de la collectivité francophone du Sud-Ouest ontarien, éloignée du coeur géographique de la nation, et son rattachement, à la fois juridique et politique, à la dualité linguistique et nationale de l'immense fédération canadienne. Les Canadiens français de l'Est et du Nord ontarien, situés près de la frontière québécoise, ont offert plus de résistance au Règlement 17. Mais dans la région de Windsor, isolée et déjà en proie à une bilinguisation-anglicisation rapide des parlant-français, «les deux tiers de toutes les écoles bilingues (françaises) se soumettront au règlement (17) dès sa mise en oeuvre».
La soumission, voire l'acceptation d'une persécution ouvertement raciste a permis au Règlement 17 de faire dans le Sud-Ouest, donc à Windsor, ce que le gouvernement ontarien de l'époque attendait de cette mesure. Assimiler de nombreux francophones. Commettre un début d'ethnocide. Et de fait, en 1928, l'année après la suspension de l'application du Règlement 17, on a mesuré la capacité linguistique des enfants d'origine française des «écoles séparées» de Windsor et découvert que 54% d'entre eux ne parlaient que l'anglais! Entre les loges orangistes et les disciples de Mgr Fallon, on a dû applaudir à tout rompre!
Dans cette région jadis française, les francophones constituaient toujours une proportion respectable de la population en 1912. Le tiers? Un peu moins? Une dizaine d'années plus tôt, la ville américaine de Détroit, en face, avait célébré son bicentenaire… en français. Mais après le Règlement 17, un acte délibéré et réussi de répression, la part francophone de Windsor a décru rapidement. Seulement 13% selon la langue maternelle au recensement de 1941. Un peu plus de 10% en 1951. Et en 2011? À peine 2,6% de langue maternelle française (5405 personnes), et moins de 1% selon la langue d'usage. Sur 209 000 habitants à Windsor, à peine 1640 affirment parler le plus souvent le français à la maison…
En regardant la réalité socio-démographique actuelle avec une gomme à effacer pour le passé et pour les enjeux actuels de la dualité linguistique pan-canadienne, sans oublier les effets possibles de ses propos au Québec (heureusement pour lui, les médias québécois sont à peu près indifférents, sauf exception, à la francophonie hors-Québec), le maire de Windsor ne rend service à personne et alimente la glissade bien amorcée vers l'ignorance de la population anglo-canadienne et de ses médias.
Au lieu de chérir comme une espèce précieuse menacée ces ultimes survivants francophones du rouleau compresseur anglo-ontarien et nord-américain, et d'encourager par tous les moyens ceux et celles qui comprennent toujours le français (y compris les anglophones bilingues) à utiliser davantage la langue française dans la région de Windsor, M. Dilkens rabaisse l'une des deux langues officielles du pays au rang de feuille flétrie d'une branche multiculturelle et pérore sans arrière-pensée apparente sur l'utilité et l'importance de l'arabe au conseil des services policiers… Quelle sottise!
Un certain nombre de plumes franco-ontariennes ont répondu avec une dose juste de vitriol. J'aimerais bien appeler à la rescousse mes compatriotes québécois… mais peu d'oreilles sont à l'écoute. Peut-être perçoivent-elles déjà un lointain tocsin qui annonce le glas futur de notre langue à Montréal et en Outaouais urbain...
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