vendredi 30 octobre 2015

Cicatrices à vif, 20 ans plus tard...


Je comprends toute l'importance de commémorer le référendum québécois du 30 octobre 1995, moment clé de notre histoire nationale, mais vous me pardonnerez si je n'ai guère le goût de le ressasser. Ce référendum, plus que celui de 1980 et bien plus que toute élection avant et depuis, a laissé de profondes cicatrices… et elles sont toujours à vif vingt ans plus tard.

N'étant plus à l'emploi de mon ancien quotidien, Le Droit, ni d'un autre média qui exigerait de moi la neutralité que je m'imposais scrupuleusement jadis, je peux évoquer librement les tourments que l'automne 1995 a nourris dans ma région, l'Outaouais, et plus spécifiquement dans ma ville, Gatineau, campée - vous le savez - dans l'ombre du Parlement fédéral et de la capitale canadienne.

La rive nord de l'Outaouais, là où la Gatineau s'y déverse, n'a rien à voir avec le coeur du Saguenay, où les deux tiers des citoyens avaient dit «Oui» au projet de pays en 1995. La présence anglicisante d'Ottawa écrase, faisant de Gatineau la ville la plus bilingue du Québec. Des gens paniquaient à la seule idée que l'indépendance puisse menacer l'accès de l'Outaouais à des milliers d'emplois dans la Fonction publique fédérale. Ici, la haine des «séparatistes» est souvent palpable, au point où de nombreux tenants du «Oui» se faisaient discrets il y a 20 ans, chuchotant presque leurs convictions à l'oreille de ceux qu'ils savaient sympathiques. Aux portes de Gatineau, dans le Pontiac anglicisé, hurlaient des groupes intolérants de partitionnistes…

Dans notre région, la campagne référendaire avait un caractère surréaliste. Certains jours, on avait peine à se croire vraiment au Québec. Pendant que l'enthousiasme des forces du «Oui» se manifestait ouvertement dans les villes, villages et vallées du Saint-Laurent, la métropole de l'Outouais restait bien ficelée à Ottawa par ces cinq ponts qui brouillent la frontière politique et culturelle. À entendre le lourd silence émanant d'une grande partie de l'auditoire souverainiste local, on n'aurait pas deviné qu'entre le quart et le tiers de la population du grand Gatineau allait voter malgré tout pour le «Oui», ce 30 octobre 1995. Dans les derniers jours de la campagne, on pouvait couper la tension au couteau!

Pour ceux qui, comme moi, sont nés en Ontario avant d'élire domicile dans le territoire qu'on appelle aujourd'hui Gatineau (nous sommes des milliers…), la situation était peut-être encore plus éprouvante parce que nous avions de la parenté et des amis des deux bords de la rivière des Outaouais. Comme bien d'autres Franco-Ontariens de ma génération (je suis né en 1946), usés par les luttes incessantes pour affirmer nos droits linguistiques comme minoritaires, j'avais adhéré depuis longtemps au projet de souveraineté québécoise, sans pour autant renier mes racines ontariennes. 

Le débat sur le drapeau canadien (1964-65) et les préparatifs du centenaire de la Confédération (on voulait nous faire célébrer le Canada alors que nous n'avions même pas d'écoles françaises publiques en Ontario) m'avaient rapproché des partisans d'un Québec français et souverain. Au début de 1969, avant de devenir journaliste, j'avais déjà une carte de membre «hors-Québec» du PQ… Je tiens d'ailleurs à noter que si le Parti québécois avait jugé bon de créer une catégorie «hors-Québec», c'est qu'il existait une demande suffisante… tout au moins chez les Franco-Ontariens… Devenu journaliste en juin 1969, j'ai choisi de mettre fin à toute affiliation politique, et ce, jusqu'à aujourd'hui.

Mes convictions n'ont pas changé, toutefois. Au contraire, plus d'une quarantaine d'années de journalisme et de rédaction les ont renforcées. J'ai traversé la rivière en 1975, et dans ma première élection au Québec, celle de 1976, la candidate du PQ dans Hull avait gagné par deux voix… dont la mienne. De fil en aiguille, de victoires en défaites, une succession de joies (la Loi 101) et d'amères déceptions (le coup d'État de 1982) nous avait menés à la campagne référendaire de 1995. J'avais 49 ans, l'âge où l'on se sent vieillir rapidement. La situation de la langue et de la culture française continuait de se détériorer, même dans certaines régions du Québec - dont l'Outaouais. Il fallait une victoire du «Oui» pour ébranler enfin un statu quo constitutionnel qui nous étoufferait. Et pour créer entre l'Outaouais et le reste du Québec des liens au moins aussi puissants que nos ponts avec Ottawa…

Ce 30 octobre 1995, la majorité des gens de l'Outaouais (plus anti-séparatistes que fédéralistes) avaient peur. Je pourrais ajouter qu'une bonne partie des tenants outaouais du «Oui» avaient peur eux aussi des conséquences d'une victoire de leur propre option. S'il y avait une région où le projet d'indépendance allait perturber les routines (et les familles, et les cercles d'amis), c'était bien ici. En dépit des craintes, quelque 30 000 résidents du territoire actuel de Gatineau ont voté «Oui» et se sont accrochés ce soir-là à l'espoir que le reste du Québec réussisse à mettre le projet sur les rails.

La déception fut intense. Perdre dans l'est de Montréal, entouré de sympathisants, n'est sans doute pas facile. Mais perdre à Gatineau, entouré d'adversaires hostiles et hargneux, c'est bien pire. Vingt ans plus tard, c'est comme hier. À vif. 

J'ai aujourd'hui 69 ans. Après un demi-siècle de réflexion, ma vision de l'avenir du Québec n'a rien d'une foi simpliste. Je fais de mon mieux pour conjuguer mon engagement souverainiste et mes combats toujours renouvelés pour les droits des Franco-Ontariens et des autres collectivités francophones à travers le pays. Certains jugeraient cela contradictoire. Je ne suis pas de cet avis.

J'aime toujours brasser des idées. J'espère vivre assez longtemps pour participer à un troisième référendum - sans doute le dernier et, sait-on jamais, peut-être enfin le bon. Et je voterai encore dans ma ville, Gatineau, où y'en aura jamais de faciles… 





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