vendredi 10 avril 2015

Vers un «S.O.S. langue française» à Gatineau?

«Il n'y a pas de raison de trop s'inquiéter de la baisse du poids démographique des francophones à Gatineau: la Loi 101 fera son oeuvre.» Ainsi débute l'éditorial de ce matin (10 avril) du quotidien Le Droit. Rarement aurai-je été en désaccord si total avec mon ex-collègue Pierre Jury. Je peux le comprendre de mettre l'accent sur la situation des francophones d'Ottawa, beaucoup plus dramatique, mais de là à conclure que le déclin de la francophonie à Gatineau ne soit pas trop inquiétant, il y a un pas de géant qu'on ne doit pas franchir…

Brossons d'abord un tableau global, celui que décrit fort bien le rapport (http://bit.ly/1IzxKfwdu Commissaire aux langues officielles rendu public cette semaine. À Gatineau, la proportion de la population déclarant le français comme langue maternelle a décliné, de 84% en 1981 à 78,4% en 2011. La proportion de gens y déclarant le français comme langue d'usage (la langue le plus souvent parlée à la maison) a aussi baissé, de 83,4% en 1981 à 79,7% en 2011. Pendant ce temps, la proportion d'anglophones, selon les deux critères, se maintient ou augmente, surtout depuis 1991. À prime abord, on pourrait conclure que la situation n'a guère changé en 30 ans, mais c'est plus complexe que cela.

Ce qu'il faut comprendre, en tout premier lieu, c'est que Gatineau (comme Ottawa d'ailleurs) couvre un immense territoire. La croissance anglophone et bilingue se concentre dans le centre-ouest de Gatineau (les anciennes villes de Hull et d'Aylmer) parce que tous les ponts menant à Ottawa (où se trouvent la majorité des emplois) sont situés dans ces secteurs. Il n'y a aucun pont interprovincial à l'est de la rivière Gatineau avant Hawkesbury… Il ne faut donc pas se surprendre que les projets domiciliaires dont le marketing est agressivement dirigé vers les Ontariens champignonnent près des principaux accès à Ottawa.

Cela permet en partie de comprendre pourquoi les districts avec les plus fortes proportions d'anglophones sont tous situés au centre-ouest de Gatineau, et pourquoi la vaste majorité des migrants interprovinciaux vers ces quartiers provient d'Ottawa. Tout ça, c'est dans le rapport du Commissaire Fraser… Or, ce que démontrent aussi les portraits linguistiques du Commissariat, c'est que dans ces secteurs la langue anglaise a un pouvoir d'assimilation supérieur à celui de la langue française, même si elle y est - pour le moment - en minorité. C'est aussi là que la population francophone a tendance à être la plus bilingue (un indice sûr d'assimilation dans la région de Gatineau et d'Ottawa).

Les deux districts les plus «anglophones» sont ceux d'Aylmer et de Deschênes. Dans le secteur Aylmer, 32,4% de la population est de langue maternelle anglaise, mais près de 39% de la population utilise uniquement ou surtout l'anglais à la maison… À Deschênes, où la proportion de langue maternelle anglaise oscille à près de 28%, quelque 36,6% des gens disent parler uniquement ou surtout l'anglais à domicile. Et dans ces deux secteurs, les francophones sont plus bilingues que les anglophones. Ces données sont on ne peut plus claires: l'anglais a un pouvoir d'assimilation appréciable dans la quatrième ville en importance du Québec.

Comparons ces chiffres à ceux des districts d'Ottawa où les francophones sont les plus nombreux. Dans le secteur Cumberland, les francophones (selon la langue maternelle) forment 38,5% de la population, mais seulement 30% selon le critère de la langue d'usage. Même chose dans le secteur Rideau-Vanier, où la part de la population de langue maternelle française est de 33,2%. Mais cette proportion baisse à 25% en prenant les chiffres de la langue d'usage. L'assimilation en marche… et ce qui est pire, c'est que le phénomène est désormais perceptible à Gatineau!

Le rapport du Commissariat aux langues officielles explique aussi que l'immigration, toutes provenances confondues, contribue au déclin du français. À Ottawa, l'étude indique que les nouveaux arrivants choisissent «essentiellement» l'anglais comme premier langue officielle parlée. Cela ne surprend personne, et a été soulevé comme problème par les francophones hors-Québec. Ce qui inquiète davantage, c'est que - en dépit de la Loi 101 - plus de 40% des nouveaux arrivants de langues tierces à Gatineau optent pour l'anglais comme première langue officielle. Non seulement les Anglo-Canadiens de souche résistent-ils avec succès à l'effort de francisation, mais leur proportion se trouve renforcée par les allophones anglicisés.

Et pendant ce temps, on projette des milliers de nouveaux logements - surtout des condos - sur l'île de Hull où, si la tendance se maintient, les francophones risquent d'être mis en minorité d'ici une ou deux générations. Et à part Impératif français et quelques militants, à peu près personne ne se préoccupe de protéger la langue française à Gatineau sur la place publique. De plus en plus, on peine à se faire servir en français dans certains commerces, et nombreuses sont les affiches en violation de la Loi 101 que personne ne dénonce. On a à Québec un gouvernement qui veut bilinguiser toute la jeune génération, et des députés bien plus prompts à défendre une minorité anglophone qui n'a jamais été menacée…

Il y a un demi-siècle, près de la moitié des francophones du territoire actuel de Gatineau étaient unilingues français. Aujourd'hui cette proportion est inférieure à 30%. En 1981, environ 93% de la population du territoire actuel de Gatineau connaissait le français, et un peu plus de 63% comprenaient l'anglais (en comptant les bilingues et unilingues). En 2011, on a toujours 93% de la population qui connaît le français, mais près de 71% qui comprennent l'anglais… Vous saisirez mieux la portée de ces chiffres en examinant les données de l'Est ontarien… Par exemple, à Clarence-Rockland, où 65% de la population est francophone, on découvre que 91% des résidents comprennent l'anglais (les francophones étant massivement bilingues) mais que seulement 78% comprennent le français… Et les conséquences?

Le rapport du Commissaire Graham Fraser mérite qu'on sonne l'alarme sur les deux rives de l'Outaouais. Au rythme où vont les choses, on n'est plus très loin d'un S.O.S. langue française à Gatineau!


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À venir. Les rapports du Commissaire aux langues officielles - la situation dans l'Est ontarien, et quelques coins de l'Outaouais.

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