Quoiqu'il en soit, retour à 1963… Le vénérable M. Marion était alors conférencier invité à l'un des déjeuners-causeries du cercle Saint-François d'Assise de l'Association de la jeunesse franco-ontarienne, auquel j'assistais. (Il faudra un jour que j'écrive sur ces déjeuners du dimanche matin où des dizaines de jeunes allaient ensemble à la grand-messe dans notre petit quartier jadis francophone d'Ottawa et se retrouvaient ensuite au sous-sol de l'église autour d'un déjeuner pour une causerie sur un thème lié à la francophonie. Une activité impensable en 2014…)
Je conserve un souvenir doux-amer de cette conférence, sans doute à l'image douce-amère de la situation que Séraphin Marion a dépeinte à son jeune auditoire. Dans un texte qu'il avait signé en 1951 sur la francophonie à Ottawa, il débordait d'énergie et d'optimisme pour l'avenir (je reviendrai sur ce texte ci-dessous). Or, à peine une douzaine d'années plus tard, le ton avait changé. Il restait en mode combat, mais un peu avec l'attitude de l'instructeur dont l'équipe encaisse un déficit de trois matches dans une série quatre de sept…
Que s'était-il passé depuis le début des années 50? L'arrivée de la télévision. La révolution musicale américaine depuis Elvis. L'ébullition au Québec depuis 1960. Vatican II, avec un début de laïcisation accélérée du Canada français. L'intensification de l'assimilation, particulièrement en milieu urbain (et notamment à Ottawa, ville natale de M. Marion). Le passage de la décennie des années 1950 à celle des années 1960 avait sans doute marqué la fin d'un certain monde…
En 1963, donc, Séraphin Marion était venu nous préparer à un rude combat linguistique dont l'issue n'avait rien de réjouissant. Les chances de succès lui apparaissaient désormais minces, ce qui ne devait pas cependant inciter les Franco-Ontariens à abandonner la lutte. Il nous avait lancé, à cet égard, une vieille citation de Guillaume d'Orange: «Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.» Les vieux enracinés comme lui, disait-il, poursuivraient le combat - même perdant - jusqu'à la fin. Quant aux jeunes, eux, cependant, ils avaient un choix: rester en Ontario et s'engager aux côtés de leurs aînés, ou traverser la rivière et pousser de nouvelles racines au Québec…
Quel contraste avec son texte de 1951 dans la revue Vie française, intitulé Ottawa et la culture française en 1950. Notons au départ qu'il évoque ici Ottawa la ville, et non le gouvernement fédéral, pour lequel il semble avoir assez peu d'égards. À cette époque, selon un autre article de la même revue, Ottawa compte près de 50 000 francophones, soit 31% de la population (chiffres du recensement précédent, sans doute celui de 1941). Aujourd'hui, le nombre de francophones est plus élevé mais ne représente que 10% de la population totale de la capitale.
En 1950, le climat était fort différent. La mémoire de Séraphin Marion a déjà à cette époque emmagasiné un demi-siècle de souvenirs et d'expériences. «En 1900, écrit-il, bien rares étaient ceux qui, à Ottawa, cultivaient contre vents et marées de rares et pâles fleurs de la pensée française; en 1950, c'est toute une armée de manoeuvres, d'artisans, de techniciens, de spécialistes, de gens de lettres qui s'adonnent à ce travail er préparent pour leurs descendants un somptueux jardin qui rappellera, à certains égards, ceux de la France elle-même.» Ainsi, poursuit-il, «l'Ottawa français de 1950 est au diapason du Canada français de 1950 et du Canada français d'autrefois.»
Son évocation de la piètre situation des francophones de la capitale en 1900 est fort colorée. L'aire de leur influence ne dépassait guère à cette époque la Basse-Ville et la Côte-de-Sable au centre-ville. «Nos pères tout frais émoulus de villes québécoises où bourdonnait une activité bien française» se retrouvaient désormais dans «un petit désert où ils étaient menacés de s'enliser dans les sables mouvants du fonctionnarisme, sables toujours monotones même quand ils conduisent , par des détours plus ou moins tortueux, aux arcanes de la politique et aux châteaux forts de l'arrivisme et du snobisme.»
Pour lui, la reconnaissance du fait français à Ottawa est liée à la venue d'un grand artiste de France (de Haute-Bretagne), Théodore Botrel, qui, après avoir été acclamé à Montréal et Québec, avait ajouté Ottawa à sa tournée, peu après 1900. Une grande première, faut-il comprendre. Cela, dit M. Marion, «remua profondément toutes les âmes françaises de la capitale». Cet événement ferait d'ailleurs «époque dans les annales françaises» d'Ottawa. Je n'avais jamais entendu parler de Théodore Botrel avant de lire ce texte de Séraphin Marion, mais voici un lien à sa chanson la plus célèbre de l'époque, La Paimpolaise, d'ailleurs mentionnée dans l'article de Vie française (http://bit.ly/1iv4QMp).
Entre 1900 et 1950, il semble que la vie française se soit intensifiée à Ottawa, comme en témoigne la prolifération de nombreuses organisations - l'Institut canadien (depuis 1852), l'Association canadienne-française d'éducation de l'Ontario (ACFEO) (depuis 1910 et, par la suite, fer de lance du combat contre le règlement 17), le journal Le Droit (depuis 1913, voir page Facebook LeDroit2013+ pour un autre extrait de cet article, à http://on.fb.me/1rjTxjt), la section outaouaise de l'Alliance française, l'Association technologique de langue française d'Ottawa (hauts fonctionnaires et traducteurs fédéraux, depuis 1920), la Société des conférences de l'Université d'Ottawa, le Comité France-Amérique d'Ottawa, la Société d'étude et de conférence (association féminine), une succursale de la Société des écrivains canadiens, ainsi que le Collège Dominicain et l'Université d'Ottawa.
Séraphin Marion cite d'ailleurs dans son texte un mémoire d'une de ces organisations, l'Association technologique de langue française d'Ottawa. Les fonctionnaires fédéraux auteurs du mémoire affirment notamment : «La langue compte parmi les premiers biens de l'héritage d'une civilisation. Elle est par excellence le moyen d'expression de la culture. Les deux sont si intimement liées qu'on les confond volontiers. Instrument de la pensée humaine, la langue vaut par sa correction, sa clarté, son éloquence. Préserver son intégrité et sa beauté, c'est préserver la culture elle-même.» Ce sont des propos qu'on entend guère au 21e siècle, même au Québec…
Une chose est sûre. Il reste sans doute peu d'exemplaires de la revue Vie française, dont les articles demeurent les témoins d'une autre époque. Ceux qui restent doivent être précieusement conservés, si ce n'est que pour pouvoir consulter, à l'occasion, des textes comme celui de Séraphin Marion*.
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* «Grand défenseur des droits des Franco-Ontariens, conférencier en grande demande, Séraphin Marion était jadis reconnu comme chef spirituel des Franco-Ontariens. Comblé d’honneurs, le maître à penser de l’Ontario français reste en mémoire par ses écrits et ses discours.»
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* «Grand défenseur des droits des Franco-Ontariens, conférencier en grande demande, Séraphin Marion était jadis reconnu comme chef spirituel des Franco-Ontariens. Comblé d’honneurs, le maître à penser de l’Ontario français reste en mémoire par ses écrits et ses discours.»
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