L'opinion généralement répandue, c'est qu'à partir des années 1960, et plus précisément après 1967, année des États généraux du Canada français, une rupture identitaire s'était opérée entre Québécois francophones et les minorités franco-canadiennes des autres provinces. Que les Québécois avaient en quelque sorte largué la composante « hors-Québec » de l'identité nationale « canadienne-française », pour se replier sur le territoire du Québec. L'appellation « nation québécoise » serait ainsi, en partie, selon cette thèse, un rejet de la vision pan-canadienne de la francophonie. On pourrait, je crois, argumenter que le nationalisme traditionnel a toujours été territorial au Québec, et que les liens avec les Acadiens et les Canadiens français des autres provinces relevaient davantage de la solidarité et de l'origine ethnique que d'une identité politique commune. C'est ce que j'ai tenté de présenter, il y a deux ans, dans le texte ci-dessous (que je reproduis aujourd'hui en partie seulement sur mon blogue).
Après l’affirmation, dans le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, que le Canada reconnaît la suprématie de Dieu, un être
auquel 23% des Canadiens ne croient pas[1]
et dont le plus fin juriste ne réussirait pas à prouver l’existence, après
avoir reconnu les « peuples autochtones » (article 35), et les « communautés
linguistiques » française et anglaise du Nouveau-Brunswick (article 16.1),
après avoir fait allusion aux minorités linguistiques francophones et
anglophones dans toutes les provinces (article 23), la Charte fait totalement abstraction de la nation ou du peuple
québécois, ou de son rôle et de son statut particuliers comme foyer d’un des
deux peuples fondateurs du pays, investi d’une mission de protection et de
promotion de la langue et de la culture françaises qui sont minoritaires au
Canada et très, très minoritaires en Amérique du Nord.
« Il y a de la place dans
la Charte pour le patrimoine
multiculturel des Canadiens et pour les droits collectifs des peuples
autochtones. Toutefois, il n’y en a pas pour l’idée de la différence québécoise
et pour le principe que devraient en découler des conséquences juridiques »[2],
observait Guy Laforest dans un texte sur
le 25e anniversaire de la Charte.
Faisant
fi d’une dualité qui avait paru évidente aux Pères de la Confédération au
moment de rédiger l’Acte de l’Amérique du
Nord britannique en 1867, la spécificité du Québec est donc disparue, à
toutes fins utiles, dans une Charte
qui crée un pays plus ou moins symétrique, plus ou moins bilingue, plus ou
moins multiculturel, au sein duquel cohabitent, plus ou moins, des Canadiens
individuels d’expression anglaise et d’expression française. Cette œuvre de
fiction politique est pourtant devenue loi constitutionnelle. Sous le couvert
d’une liste de droits et libertés qui font consensus, elle réécrit l’histoire
et tait une réalité collective que même la Chambre des communes a accepté de reconnaître
– l’existence d’une nation québécoise – en 2006.
Le
problème, c’est qu’il s’agit justement d’une œuvre de fiction. Les Québécois
savent qu’ils constituent un peuple depuis la fin du Régime français. Et en
dépit d’une greffe de nationalisme ethnoculturel pancanadien à partir des
conflits scolaires acadien (1871) et manitobain (1890) et de la pendaison de
Louis Riel (1885) dans le dernier tiers du 19e siècle, les Québécois
francophones ont toujours conservé un sens territorial de la nationalité. S’il
y avait eu une conscience élargie de cette nationalité, les Pères québécois de
la Confédération auraient exercé davantage de pressions pour étendre les droits
de la langue française au-delà des frontières québécoises. On peut toujours alléguer
que les Maritimes étaient jusque là des États étrangers et que le sort des
Acadiens n’avait jamais été au premier plan des luttes au
Bas-Canada/Canada-Est, mais tous étaient conscients d’une présence de petites
communautés francophones dans ce qui deviendrait l’Ontario en 1867 et auquel le
futur Québec était lié juridiquement depuis l’Acte d’Union en 1840.
Dès le
départ, l’AANB, par l’article 133, consacrait le statut particulier du Québec
qui, seul parmi les provinces, devait avoir des institutions bilingues. L’obligation
de protéger la minorité anglophone du Canada-Est dans la nouvelle Constitution
est en soi une reconnaissance constitutionnelle de l’existence d’une société
nationale distincte et majoritaire dans le territoire qui devait devenir le
Québec. La faible protection offerte par l’article 93 aux écoles
confessionnelles (dont certaines étaient françaises en Ontario et dans les
Maritimes) et le pouvoir fédéral de désaveu n’ont été d’aucun secours aux
francophones de ces provinces. Les délégués québécois aux conférences d’avant
1867 semblent, de fait, s’être contentés d’espérer naïvement que le traitement
accordé aux francophones ailleurs serait aussi généreux[3]
que celui consenti aux anglophones du Québec, ainsi qu’en témoigne la
correspondance de Hector Langevin en 1866. Au fond, il n’y avait pas de lien
politique avec ces communautés essaimées ailleurs en Amérique du Nord. Les
liens étaient ethniques, religieux, linguistiques et culturels.
Dans un texte paru l'an dernier, le professeur François Rocher[4], de l'Université d'Ottawa, note également que « les Pères de la Confédération, bien que préoccupés par le
sort des communautés franco-catholiques ailleurs au Canada, n’en ont pas fait
un élément structurant du projet confédéral puisque le concept sous-jacent au
projet n’était pas l’établissement d’un pays bilingue, mais bien la création
d’une province franco-catholique, moyennant certaines protections pour sa
minorité anglo-protestante, au sein d’une union essentiellement
anglo-protestante ».
Le
journaliste ultramontain Jules-Paul Tardivel, analyste parfois astucieux,
écrivait dans son journal La Vérité
en 1899, après les crises linguistiques scolaires (N.-B., I.-P.-E., Manitoba) et l’affaire Riel : « Pour les Canadiens français, la vraie
patrie c’est toujours la province de Québec. Si nous sommes attachés aux
groupes français des autres provinces, c’est par les vieux liens du sang, de la
langue et des traditions; non point par le lien politique créé en 1867. Nous nous intéressons à nos frères de l’Est
et de l’Ouest parce qu’ils sont nos frères; non parce qu’ils sont nos concitoyens.
»[5] Je n'ai pas à ma disposition de sondages d’opinion publique pour
mesurer l’exactitude de ses propos, mais mes propres souvenirs d’enfance en
Ontario et mes premiers contacts avec des étudiants universitaires québécois au
début des années soixante me laissent croire que ces propos méritent d'être pris en compte.
On a
peut-être mal interprété au niveau identitaire la solidarité naturelle entre le
Québec et les minorités canadiennes-françaises. Jadis, les Québécois
francophones se disaient Canadiens et voyaient les « autres » comme des
Anglais. Ils avaient vécu au Canada, au Bas-Canada, au Canada-Est jusqu’en
1867. Sauf pour les années suivant l'Acte de Québec en 1774, le Québec comme symbole étatique est apparu avec la Confédération. Et les
tentatives des élites des milieux canadiens-français hors-Québec[6]
et de politiciens québécois en vue, comme Henri Bourassa et d’autres, de
redéfinir l’identité territoriale à l’ensemble du Canada auront en définitive
échoué. Les gouvernements successifs à Québec, reflétant sans doute l’humeur
populaire, ont continué, de Mercier à Duplessis et après, à défendre une
version du fédéralisme axée sur l’autonomie provinciale – lire ici l’autonomie
du Québec à majorité francophone.
Ainsi,
avec l’arrivée de la Révolution tranquille des années 1960 et la montée d’un
nouveau nationalisme souverainiste, la rupture consommée avec fracas en 1967 aux États
généraux du Canada français, entre les délégués hors Québec et ceux du Québec,
aura été davantage une rupture de solidarité que d’identité. D’ailleurs, Marcel
Gingras[7],
participant au colloque Les États
généraux du Canada, trente ans après, en 1997, rappela les propos de son
collègue de L’Évangéline, Bernard
Poirier, qui s’était plaint qu’« un nombre imposant de délégués du Québec (aux
États généraux) conçoivent (…) la nation canadienne-française comme étant ‘le
Québec’ ». J’y étais comme délégué franco-ontarien et j’ai constaté le même
phénomène.
Si l’on
postule une continuité d’identité, ponctuée d’un changement d’appellation, chez
les Québécois, il s’ensuit que la véritable crise identitaire s’est davantage produite
au sein des minorités franco-canadiennes elles-mêmes, qui ont dû par la force
des choses entreprendre une redéfinition en fonction d’une identité réduite
(franco-ontarienne, p. ex.), ou parfois plus générale (francophone – et même
bilingue – dans un contexte canadien ou, occasionnellement, internationale dans
le contexte d’une francophonie mondiale).
Cette
transformation identitaire au sein de la minorité franco-ontarienne a été
constatée dans un sondage Léger et Léger de 1993, dans la région d’Ottawa. Les
Franco-Ontariens de plus de 65 ans s’identifiaient toujours majoritairement (60,8%)
comme Canadiens français, les plus jeunes (18-24 ans) se voyant surtout comme
bilingues (38,6%) ou franco-ontariens (27,3%).[8]
Chez les Québécois, qui s’étaient toujours identifiés en fonction du territoire
où ils étaient majoritaires, l’adoption de l’appellation québécoise (plutôt que canadienne-française) à partir des années 1960 pourrait
avoir été davantage une adaptation du nom à une réalité politique en mouvance
qu’une modification substantielle de leur identité nationale.
[1]
Sondage de la Presse canadienne-Harris Decima en 2008, cité dans Wikipédia sous
la rubrique Analyse statistique de
l’athéisme
[2] Guy Laforest, « L’exil intérieur
des Québécois dans le Canada de la Charte », Constiutional Forum, 16, 2, 2007, p. 65
[3]
Voir Marcel Martel, Le deuil d’un pays
imaginé, Rêves, luttes et déroute du Canada français, Les Presses de
l’Université d’Ottawa, 1997, pp. 25-26
[4]
François Rocher, La construction du
Canada en perspective historique : de la méfiance comme élément
consubstantiel des débats constitutionnels, 2013
[5]
Texte éditorial du
journal La Vérité (Québec), édition
du 8 juillet 1899, évoquant la tiédeur des célébrations entourant Dominion Day (1er juillet)
lors du 32e anniversaire de la Confédération.
[6]
Marcel Martel, op. cit., p. 29
[7]
ancien rédacteur en chef du quotidien Le
Droit, d’Ottawa, cité dans Marcel Martel et Robert Choquette (dirs.), Les États généraux du Canada français,
trente ans après, Centre de recherche en civilisation canadienne-française
de l’université d’Ottawa, 1997, p. 78
[8]
ACFO régionale Ottawa-Carleton et Le Groupe Léger & Léger, Le pouvoir de savoir, mai 1993, p. 95
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