dimanche 25 mai 2014

La rupture des années 1960: question de solidarité ou d'identité?

L'opinion généralement répandue, c'est qu'à partir des années 1960, et plus précisément après 1967, année des États généraux du Canada français, une rupture identitaire s'était opérée entre Québécois francophones et les minorités franco-canadiennes des autres provinces. Que les Québécois avaient en quelque sorte largué la composante « hors-Québec » de l'identité nationale « canadienne-française », pour se replier sur le territoire du Québec. L'appellation « nation québécoise » serait ainsi, en partie, selon cette thèse, un rejet de la vision pan-canadienne de la francophonie. On pourrait, je crois, argumenter que le nationalisme traditionnel a toujours été territorial au Québec, et que les liens avec les Acadiens et les Canadiens français des autres provinces relevaient davantage de la solidarité et de l'origine ethnique que d'une identité politique commune. C'est ce que j'ai tenté de présenter, il y a deux ans, dans le texte ci-dessous (que je reproduis aujourd'hui en partie seulement sur mon blogue). 

Après l’affirmation, dans le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, que le Canada reconnaît la suprématie de Dieu, un être auquel 23% des Canadiens ne croient pas[1] et dont le plus fin juriste ne réussirait pas à prouver l’existence, après avoir reconnu les « peuples autochtones » (article 35), et les « communautés linguistiques » française et anglaise du Nouveau-Brunswick (article 16.1), après avoir fait allusion aux minorités linguistiques francophones et anglophones dans toutes les provinces (article 23), la Charte fait totalement abstraction de la nation ou du peuple québécois, ou de son rôle et de son statut particuliers comme foyer d’un des deux peuples fondateurs du pays, investi d’une mission de protection et de promotion de la langue et de la culture françaises qui sont minoritaires au Canada et très, très minoritaires en Amérique du Nord.

« Il y a de la place dans la Charte pour le patrimoine multiculturel des Canadiens et pour les droits collectifs des peuples autochtones. Toutefois, il n’y en a pas pour l’idée de la différence québécoise et pour le principe que devraient en découler des conséquences juridiques »[2], observait  Guy Laforest dans un texte sur le 25e anniversaire de la Charte.

Faisant fi d’une dualité qui avait paru évidente aux Pères de la Confédération au moment de rédiger l’Acte de l’Amérique du Nord britannique en 1867, la spécificité du Québec est donc disparue, à toutes fins utiles, dans une Charte qui crée un pays plus ou moins symétrique, plus ou moins bilingue, plus ou moins multiculturel, au sein duquel cohabitent, plus ou moins, des Canadiens individuels d’expression anglaise et d’expression française. Cette œuvre de fiction politique est pourtant devenue loi constitutionnelle. Sous le couvert d’une liste de droits et libertés qui font consensus, elle réécrit l’histoire et tait une réalité collective que même la Chambre des communes a accepté de reconnaître – l’existence d’une nation québécoise – en 2006.

Le problème, c’est qu’il s’agit justement d’une œuvre de fiction. Les Québécois savent qu’ils constituent un peuple depuis la fin du Régime français. Et en dépit d’une greffe de nationalisme ethnoculturel pancanadien à partir des conflits scolaires acadien (1871) et manitobain (1890) et de la pendaison de Louis Riel (1885) dans le dernier tiers du 19e siècle, les Québécois francophones ont toujours conservé un sens territorial de la nationalité. S’il y avait eu une conscience élargie de cette nationalité, les Pères québécois de la Confédération auraient exercé davantage de pressions pour étendre les droits de la langue française au-delà des frontières québécoises. On peut toujours alléguer que les Maritimes étaient jusque là des États étrangers et que le sort des Acadiens n’avait jamais été au premier plan des luttes au Bas-Canada/Canada-Est, mais tous étaient conscients d’une présence de petites communautés francophones dans ce qui deviendrait l’Ontario en 1867 et auquel le futur Québec était lié juridiquement depuis l’Acte d’Union en 1840.

Dès le départ, l’AANB, par l’article 133, consacrait le statut particulier du Québec qui, seul parmi les provinces, devait avoir des institutions bilingues. L’obligation de protéger la minorité anglophone du Canada-Est dans la nouvelle Constitution est en soi une reconnaissance constitutionnelle de l’existence d’une société nationale distincte et majoritaire dans le territoire qui devait devenir le Québec. La faible protection offerte par l’article 93 aux écoles confessionnelles (dont certaines étaient françaises en Ontario et dans les Maritimes) et le pouvoir fédéral de désaveu n’ont été d’aucun secours aux francophones de ces provinces. Les délégués québécois aux conférences d’avant 1867 semblent, de fait, s’être contentés d’espérer naïvement que le traitement accordé aux francophones ailleurs serait aussi généreux[3] que celui consenti aux anglophones du Québec, ainsi qu’en témoigne la correspondance de Hector Langevin en 1866. Au fond, il n’y avait pas de lien politique avec ces communautés essaimées ailleurs en Amérique du Nord. Les liens étaient ethniques, religieux, linguistiques et culturels.

Dans un texte paru l'an dernier, le professeur François Rocher[4], de l'Université d'Ottawa, note également que « les Pères de la Confédération, bien que préoccupés par le sort des communautés franco-catholiques ailleurs au Canada, n’en ont pas fait un élément structurant du projet confédéral puisque le concept sous-jacent au projet n’était pas l’établissement d’un pays bilingue, mais bien la création d’une province franco-catholique, moyennant certaines protections pour sa minorité anglo-protestante, au sein d’une union essentiellement anglo-protestante ».

Le journaliste ultramontain Jules-Paul Tardivel, analyste parfois astucieux, écrivait dans son journal La Vérité en 1899, après les crises linguistiques scolaires (N.-B., I.-P.-E., Manitoba) et l’affaire Riel : « Pour les Canadiens français, la vraie patrie c’est toujours la province de Québec. Si nous sommes attachés aux groupes français des autres provinces, c’est par les vieux liens du sang, de la langue et des traditions; non point par le lien politique créé en 1867. Nous nous intéressons à nos frères de l’Est et de l’Ouest parce qu’ils sont nos frères; non parce qu’ils sont nos concitoyens. »[5] Je n'ai pas à ma disposition de sondages d’opinion publique pour mesurer l’exactitude de ses propos, mais mes propres souvenirs d’enfance en Ontario et mes premiers contacts avec des étudiants universitaires québécois au début des années soixante me laissent croire que ces propos méritent d'être pris en compte.

On a peut-être mal interprété au niveau identitaire la solidarité naturelle entre le Québec et les minorités canadiennes-françaises. Jadis, les Québécois francophones se disaient Canadiens et voyaient les « autres » comme des Anglais. Ils avaient vécu au Canada, au Bas-Canada, au Canada-Est jusqu’en 1867. Sauf pour les années suivant l'Acte de Québec en 1774, le Québec comme symbole étatique est apparu avec la Confédération. Et les tentatives des élites des milieux canadiens-français hors-Québec[6] et de politiciens québécois en vue, comme Henri Bourassa et d’autres, de redéfinir l’identité territoriale à l’ensemble du Canada auront en définitive échoué. Les gouvernements successifs à Québec, reflétant sans doute l’humeur populaire, ont continué, de Mercier à Duplessis et après, à défendre une version du fédéralisme axée sur l’autonomie provinciale – lire ici l’autonomie du Québec à majorité francophone.

Ainsi, avec l’arrivée de la Révolution tranquille des années 1960 et la montée d’un nouveau nationalisme souverainiste, la rupture consommée avec fracas en 1967 aux États généraux du Canada français, entre les délégués hors Québec et ceux du Québec, aura été davantage une rupture de solidarité que d’identité. D’ailleurs, Marcel Gingras[7], participant au colloque Les États généraux du Canada, trente ans après, en 1997, rappela les propos de son collègue de L’Évangéline, Bernard Poirier, qui s’était plaint qu’« un nombre imposant de délégués du Québec (aux États généraux) conçoivent (…) la nation canadienne-française comme étant ‘le Québec’ ». J’y étais comme délégué franco-ontarien et j’ai constaté le même phénomène.

Si l’on postule une continuité d’identité, ponctuée d’un changement d’appellation, chez les Québécois, il s’ensuit que la véritable crise identitaire s’est davantage produite au sein des minorités franco-canadiennes elles-mêmes, qui ont dû par la force des choses entreprendre une redéfinition en fonction d’une identité réduite (franco-ontarienne, p. ex.), ou parfois plus générale (francophone – et même bilingue – dans un contexte canadien ou, occasionnellement, internationale dans le contexte d’une francophonie mondiale).

Cette transformation identitaire au sein de la minorité franco-ontarienne a été constatée dans un sondage Léger et Léger de 1993, dans la région d’Ottawa. Les Franco-Ontariens de plus de 65 ans s’identifiaient toujours majoritairement (60,8%) comme Canadiens français, les plus jeunes (18-24 ans) se voyant surtout comme bilingues (38,6%) ou franco-ontariens (27,3%).[8] Chez les Québécois, qui s’étaient toujours identifiés en fonction du territoire où ils étaient majoritaires, l’adoption de l’appellation québécoise (plutôt que canadienne-française) à partir des années 1960 pourrait avoir été davantage une adaptation du nom à une réalité politique en mouvance qu’une modification substantielle de leur identité nationale.





[1] Sondage de la Presse canadienne-Harris Decima en 2008, cité dans Wikipédia sous la rubrique Analyse statistique de l’athéisme
[2] Guy Laforest, « L’exil intérieur des Québécois dans le Canada de la Charte », Constiutional Forum, 16, 2, 2007, p. 65
[3] Voir Marcel Martel, Le deuil d’un pays imaginé, Rêves, luttes et déroute du Canada français, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1997, pp. 25-26
[4] François Rocher, La construction du Canada en perspective historique : de la méfiance comme élément consubstantiel des débats constitutionnels, 2013
[5] Texte éditorial du journal La Vérité (Québec), édition du 8 juillet 1899, évoquant la tiédeur des célébrations entourant Dominion Day (1er juillet) lors du 32e anniversaire de la Confédération.
[6] Marcel Martel, op. cit., p. 29
[7] ancien rédacteur en chef du quotidien Le Droit, d’Ottawa, cité dans Marcel Martel et Robert Choquette (dirs.), Les États généraux du Canada français, trente ans après, Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’université d’Ottawa, 1997, p. 78
[8] ACFO régionale Ottawa-Carleton et Le Groupe Léger & Léger, Le pouvoir de savoir,  mai 1993, p. 95

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