Que des apprentis dictateurs islamistes comme le président Erdogan, de Turquie, attaquent et censurent les médias ne surprendra personne. Mais qu'à peine dix-huit mois après #JeSuisCharlie, un des quotidiens les plus respectés de la France, pays phare des libertés, s'associe volontairement à des mesures de censure dépasse l'entendement…
Cette semaine, en effet, le directeur du journal Le Monde écrivait ce qui suit: «À la suite de l'attentat de Nice, nous ne publierons plus de photographies des auteurs de tueries, pour éviter d'éventuels effets de glorification posthume. D'autres débats sur nos pratiques sont en cours.» Différents médias auraient emboîté le pas et selon un article du journaliste Philippe Orfali, à la une du Devoir, l'État français songe à imposer un «code de meilleure conduite» au traitement médiatique du terrorisme.
Ici, au Québec et au Canada, l'État islamique n'a pas (jusqu'à maintenant) commis les horreurs que vit depuis janvier 2015 notre bonne vieille mère-patrie. Sommes-nous qualifiés pour juger le comportement de nos collègues journalistes de France - et d'ailleurs en Europe - face à la couverture complexe d'une guerre différente de toutes celles que nous avons connues par le passé? Oui, nous le sommes!
Pourquoi? Parce que le journalisme reste le journalisme, et que la mission des salles de rédaction est toujours la même, peu importe les circonstances dans lesquelles cette mission est exécutée. Notre rôle (je m'inclus, comme journaliste depuis 47 ans) est d'informer le public. De transmettre le plus complètement possible toute l'information jugée pertinente pour la compréhension d'un événement ou d'une situation, pour que le lecteur ou l'auditeur soit en mesure de formuler une opinion informée.
Les médias ont aussi, dans le cadre de leur mission, le mandat d'interpréter, d'analyser, de commenter et même de juger l'information qu'ils transmettent à la population. Ils doivent faire tout cela dans le cadre d'un certain nombre de lois, de règlements et de règles d'éthique, généralement acceptés et émanant soit de l'État ou de la profession elle-même. Ce qu'ils ne doivent pas faire, cependant, jamais, au grand jamais, c'est devenir eux-mêmes acteur politique et/ou judiciaire, et de se servir de ce rôle usurpé pour instaurer des régimes de censure ou d'autocensure.
Qu'un terroriste puisse saliver à l'idée que sa photo soit diffusée à la une des médias peut dégoûter à juste titre l'honnête citoyen. Mais le journaliste n'a que faire des fantasmes de ce fanatique. Sa seule considération, c'est de savoir s'il est d'intérêt public et pertinent de publier son nom et sa photo, et toute l'information biographique qui peut éclairer la compréhension de son comportement. Si le public et les députés s'en offusquent, tant pis. Et si l'État tente de supprimer telle information, le journaliste et ses médias doivent combattre l'État jusqu'au bout.
J'ai couvert, du début à la fin, la crise d'octobre 1970. Je m'en souviens très bien. Une poignée de felquistes (qui ne terrorisaient pas grand monde…) avaient kidnappé un diplomate britannique et un de nos ministres québécois. Sans diminuer la gravité des gestes posés, et de l'histoire des autres violences sporadiques depuis 1963, on était loin des horreurs d'aujourd'hui… Et pourtant le gouvernement de Pierre Elliot Trudeau a déclaré faussement qu'il existait un état d'insurrection appréhendée, invoqué la Loi des mesures de guerre et emprisonné sans mandat plus de 450 adversaires politiques innocents!
Mais cette Loi des mesures de guerre avait des conséquences directes pour les salles de rédaction des journaux, de la télé et de la radio. Cette loi, prévue pour une vraie guerre, avait été invoquée pour rendre le FLQ hors-la-loi. Ainsi toute information diffusée (par les médias) qui aurait pu être interprétée comme favorisant le FLQ devenait illégale. Devant le spectre de censeurs étatiques ou militaires dans les salles de nouvelles, les médias québécois ont versé dans l'autocensure, avec des conséquences tout à fait prévisibles…
Il faut rappeler aussi qu'en vertu des mesures de guerres, des perquisitions policières avaient eu lieu dans des salles de rédaction et chez des journalistes, dont plusieurs ont été arrêtés et incarcérés sans mandat et sans possibilité de recours judiciaires.
Je me souviens du matin du 16 octobre 1970. J'étais à Montréal ce jour-là avec un collègue journaliste, Paul Terrien. Jusque là, tout était calme au Québec, sauf pour l'activité policière. Il n'y avait pas d'insurrection en préparation, mais le gouvernement s'énervait parce que la lecture du manifeste du FLQ en ondes avait suscité une vague de sympathie au sein d'une partie importante de l'opinion publique. Quand les militaires ont été déployés à l'hôtel de ville et au Palais de justice de Montréal, des familles entières venaient les voir comme attraction touristique et plaçaient leurs enfants à côté des soldats pour prendre des photos (devant les regards ahuris des militaires, souvent anglophones…).
Caricature de Berthio dans Le Devoir, montrant Jean Drapeau, Jean Marchand et Lucien Saulnier utilisant les médias pour s'imposer en désastrologues...
Mais avec plus de 400 opposants en prison et bien d'autres craignant de voir leurs portes défoncées par la police, avec des dirigeants qui faisaient peur au monde avec des histoires inventées de milliers de felquistes en armes, avec l'interruption brutale de la libre circulation de l'information dans les médias, et surtout avec l'assassinat de Pierre Laporte, le lendemain des mesures de guerre, le climat social a vite changé. On a, avec la collaboration de médias trop dociles, fabriqué un climat de peur, voire de terreur, et créé une ambiance favorable à une répression sans trop de critiques…
Un certain nombre de journalistes et de cadres d'information, notamment la rédaction du Devoir, sont restés en mode résistance aux mesures de censure et d'autocensure, mais globalement le changement fut dramatique. Au lieu d'évaluer l'information sur sa pertinence ou sur son importance, on s'interrogeait sur sa perception par l'État: verrait-on telle nouvelle comme étant favorable, ou venant en aide au FLQ? Et si oui, quelles seraient les conséquences? Cela n'a pas duré plus que quelques mois, mais ce fut suffisant pour voir très clairement les effets de la censure sur les rédactions, les médias et l'opinion publique.
Si une information était pertinente, il fallait la publier même si l'effet était de plaire aux felquistes. Si elle était pertinente, il fallait aussi la publier si l'effet était de déplaire aux felquistes et de plaire aux apprentis dictateurs d'Ottawa. La question de principe est la même pour la France d'aujourd'hui, même si la menace terroriste islamiste est bien plus grave et immédiate.
Quand, un jour, la France aura défendu avec succès ses valeurs historiques d'égalité, de liberté et de fraternité contre les voyous islamistes et tous les autres intégristes, peu importe la religion, qui décideront d'utiliser la terreur contre la république, j'ai confiance qu'elle portera sur la censure et l'autocensure le même jugement que porta en 1972, après la crise d'octobre, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec:
«Toute forme de censure doit être condamnée en principe et dans les faits. Son exercice est en fait une admission de faiblesse par une société qui y recourt.»