lundi 26 janvier 2015

Permettez-nous d'être insultés...


Lettre à Graham Fraser,
Commissaire aux langues officielles du Canada

Cher Monsieur le Commissaire,

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt la lettre (http://bit.ly/1DauOQw) que vous avez adressée à mon ex-collègue Pierre Jury du quotidien Le Droit, en réponse à son éditorial intitulé «Insultant» (http://bit.ly/1sVvqJl), dans lequel ce dernier commentait - avec beaucoup de modération, dois-je préciser - votre suggestion de créer au Québec un bureau des affaires anglophones ayant pour mandat de s'intéresser aux préoccupations des collectivités anglo-québécoises et d'assurer un lien officiel avec elles.

Je ne vous blâme pas de vous défendre, et j'ai comme vous la certitude que vos propos n'avaient pas pour objectif «d'insulter qui que ce soit».  J'ai eu l'occasion de commenter vos rapports annuels durant les années où ma plume était toujours accueillie dans la page éditoriale du Droit, et j'ai toujours eu beaucoup de respect, malgré mes critiques, pour vos efforts en faveur de la dualité linguistique canadienne.

Mais sachez que pour plusieurs d'entre nous qui avons milité pour les droits des francophones hors-Québec et qui cherchons à assurer l'avenir du français au Québec même, le verre est plein depuis bien trop longtemps et que la moindre goutte, si bien intentionnée soit-elle, si intègre soit celui ou celle qui la verse, le fait nécessairement déborder!

Monsieur le Commissaire, vous êtes né à quelques rues de chez moi, dans l'ouest de la ville d'Ottawa, aux portes d'une communauté franco-ontarienne de quelques milliers d'âmes, aujourd'hui disparue ou réduite à un statut très minoritaire, comme les autres collectivités urbaines de l'Ontario français. Le drame de notre déclin est celui de toutes les minorités hors-Québec depuis 1867.

Plongez dans vos livres d'histoire, dans vos propres souvenirs. Cette Confédération est née en blindant les privilèges de la minorité anglo-québécoise et en laissant sans défense les francophones des autres provinces. Les majorités de langue anglaise ont persécuté leur minorité acadienne ou canadienne-française sans exception! Les Anglo-Québécois ont pendant ce temps été dorlotés à l'excès!

Le résultat est écrit noir sur blanc dans nos recensements fédéraux. De Maillardville (C.-B.) à Chéticamp (N.-É.), en passant par Bonnyille (Alb.), Gravelbourg (Sask.), St-Boniface (Man.), Cornwall (Ont.), Moncton (N.-B.) et bien d'autres localités, les luttes incessantes ont usé peu à peu la résistance, et les chiffres de l'assimilation sont comme des cicatrices indélébiles sur la conscience bi-nationale historique de ce pays.

Et que dire du Québec où des communautés francophones, notamment en Outaouais, dans le Pontiac et la vallée de la Gatineau, ont trop longtemps subi le sort des Franco-Ontariens - maltraitées par des autorités locales et religieuses anglophones dans l'indifférence la plus totale… Et que dire de toutes ces institutions québécoises de langue anglaise, y compris trois universités, qui font l'envie de toute la francophonie hors-Québec.

Ce qui est insultant, Monsieur le Commissaire, ce n'est pas de suggérer la création d'un bureau des affaires anglophones. De toute façon, il existe déjà et s'appelle le gouvernement Couillard. Nos dirigeants ont déjà indiqué qu'ils voulaient que toutes les futures générations de francophones au Québec connaissent l'anglais. D'ici quelques générations, ils auront réglé le problème et ce dont nous aurons besoin, même au Québec, sera d'un bureau aux affaires francophones…

Non, Monsieur le Commissaire, ce qui est insultant, et je crois que vous devriez être en mesure de le comprendre, c'est que sous votre suggestion, il y a une autre - plus profonde - qui semble proposer, en dépit de l'asymétrie des services offerts d'une province à l'autre, une certaine égalité ou symétrie dans la nature même de la situation vécue par les Anglo-Québécois et les francophones hors-Québec. C'est comme laisser entendre que le quêteux au coin de la rue et le financier milliardaire sont des citoyens égaux…

Cher monsieur Fraser, même l'anglophone qui vit à Sherbrooke, Québec, Gaspé ou Saguenay peut se faire servir dans sa langue à peu près partout. Quant à Aylmer… il y a probablement plus de francophones que d'anglophones qui ne réussissent pas à se faire servir dans leur langue dans ce quartier très bilingue de Gatineau. Mais les francophones de l'ouest de la ville d'Ottawa, et à plus fort titre les rares de Kitchener, Brandon, Saskatoon, Red Deer ou Kamloops, n'auront pas le même succès. Ils n'oseraient même pas - dans la plupart des cas - s'adresser dans leur langue aux autorités…

Monsieur Fraser, dans mes anciens quartiers d'Ottawa, le francophone typique ne songera pas à parler français en entrant dans son dépanneur… Mais dans mon quartier actuel de Gatineau (environ 5 à 10% d'anglophones), le parlant-anglais typique entre partout, y compris dans mon dépanneur du coin, en s'adressant en anglais sans hésitation, sur un ton qui n'invite pas la réplique, et s'attend à ce qu'on le serve dans sa langue… Voilà la différence…

Alors quand on entend parler d'un bureau aux affaires anglophones au Québec, on sourit, puis on se demande un peu pourquoi les Anglos - qui se comportent déjà en majorité chez nous - voudraient d'un tel bureau… on comprend l'utilité de bureaux des affaires francophones ailleurs, où les collectivités luttent pour leur survie culturelle et linguistique dans plusieurs régions, mais au Québec où l'anglais est pétant de santé? Même ici, dans le foyer de la nation, des francophones se font assimiler… 

Monsieur le Commissaire, le moment est peut-être venu pour vous de reconnaître très, très clairement la très profonde inégalité des situations vécues par les collectivités francophones hors-Québec d'une part, et par les collectivités anglo-québécoises (peu importe la région) d'autre part… Si vous n'en êtes pas convaincu, envoyez vos agents-espions enquêter comme simples citoyens un peu partout…

Vous l'avez fait dans les aéroports. Envoyez une foule de vos «bilingues» à travers le pays. Faites-les jouer au francophone unilingue à Regina ou à l'anglophone unilingue à Rimouski… Vous nous en donnerez des nouvelles…

Entre-temps, permettez-nous d'être insultés… Un dernier sursaut de dignité, peut-être... 

1 commentaire:

  1. Une fois que M. Fraser ne sera plus commissaire, peut-être pourra-t-il voir plus clair. L'institution impose un certain comportement ou une certaine vision. À mon avis, il voit clair, mais n'ose pas le dire.

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