mardi 12 août 2014

Robots journalistes et chiens écrasés...

Ainsi, selon le patron de l'agence américaine Associated Press, Lou Ferrera, la rédaction de courts textes factuels sera graduellement confiée à des «robots-journalistes», pour que les vrais journalistes - les humains, en chair, en os et en cerveau - puissent se consacrer davantage «à des reportages en profondeur» (voir l'article de Marie-Claude Ducas, Les robots journalistes, dans le Journal de Montréal du dimanche 10 août - offert en ligne aux abonnés seulement).

On me pardonnera mon scepticisme - mon incrédulité totale, de fait - parce qu'en 45 ans de journalisme, à peu près tous les progrès technologiques dont j'ai été témoin (et j'en ai vu plusieurs) ont eu pour principal effet ou objectif de réduire l'apport humain (coupes d'emploi) et d'augmenter les marges de profit des entreprises. S'il y en a qui croient encore que les empires médiatiques ont comme priorité la qualité de l'information et à coeur le noble sentiment d'incarner le droit constitutionnel d'une presse libre, je leur dirais comme Zachary Richard: «Réveille! Réveille!»

Dans le New York Times du même jour (10 août), le chroniqueur David Carr évoquait la décision récente de trois grandes chaînes médiatiques américaines de larguer leurs divisions de presse écrite, moins rentables, et de les laisser évoluer seules dans la tempête financière - laissant ainsi à leurs autres divisions (télévision, etc.) des marges de profit plus conformes aux attentes des sangsues financières de Wall Street. Les journaux imprimés «continuent de mobiliser des fonds et de solides revenus, écrivait-il, mais ces résultats ne sont pas suffisants pour satisfaire les investisseurs».

L'analyse note au passage qu'au fil des ans, dans un effort de maintenir les marges désirées, la presse écrite a réduit ses contenus pour sauver des sous, mettant dans les kiosques et livrant à domicile un produit inférieur. Et après on s'étonne que les revenus publicitaires et les abonnements baissent, et que le produit soit plus difficile à vendre. «C'est un peu comme vandaliser une maison en brûlant tous les meubles pour se réchauffer, pour ensuite inviter les gens à la visiter pour voir s'ils veulent l'acheter», écrit M. Carr.

Le silence des journalistes

Pire, note-t-il, bien des gens n'ont pas remarqué ou ne s'inquiètent pas que les journaux de leur municipalité aient effectué des coupes de personnel, de livraison et de couverture. «En deviendront-ils conscients quand ces journaux fermeront leurs portes», se demande-t-il sans optimisme… Mais comment pourrait-il en être autrement quand les journalistes eux-mêmes, sur la ligne de front, se terrent le plus souvent dans un silence assourdissant… Ce sont eux qui, les premiers, devraient sonner l'alarme… mais ces jours-ci, ce devoir, cette responsabilité, plusieurs semblent l'avoir abdiqué…

Les robots journalistes seront encore plus dociles, si la chose est possible. Ils vont exécuter aveuglément leur programme, sans rouspéter, sans convention collective, sans salaire et sans avantages sociaux. Que le produit n'ait rien d'humain ne dérangera en rien les actionnaires assoiffés de profits. Je n'ai rien contre les robots, mais l'intelligence artificielle la plus sophistiquée ne leur conférera pas d'âme, de conscience, d'éthique, de jugement ou de flair journalistique. Et il est faux d'affirmer que les courts textes factuels peuvent se passer de la touche humaine, qu'il s'agisse de résultats sportifs, de données financières ou de chiens écrasés (faits divers).

Les chiens écrasés

Il fut un temps où les jeunes journalistes apprenaient leur métier/profession en rédigeant justement ces courts textes factuels, y compris des avis de décès. L'heureuse époque. Le scribe débutant s'imagine invariablement courriériste parlementaire, chroniqueur vedette, éditorialiste, rédacteur en chef… tout sauf reporter aux chiens écrasés ou aux petites affectations «bidons». Or ces petits textes et ces affectations faussement jugées «bidons» permettent de maîtriser la base du métier: on apprend comment rédiger de façon correcte et concise, rapidement et en bon français, un texte sur un évènement (un match sportif, un bilan financier, un accident de la route, etc.). L'essentiel, quoi!

Le journaliste qui maîtrise le court texte factuel peut tout faire, y compris des reportages de fond, des analyses, des chroniques et des éditoriaux. Celui ou celle qui ne juge pas ce type de rédaction digne de sa plume devrait changer de profession. Lou Ferrera, d'Associated Press, reconnaît que «la rédaction de courts textes factuels et techniques est loin d'être la tâche la plus populaire chez les journalistes». Pour certains, c'est sans doute du snobisme. Mais plus souvent qu'on pense, c'est parce que ces rédactions présentent un haut degré de difficulté. Comme réduire sa pensée à 140 frappes sur Twitter…

De l'encre noire dans les veines...

J'ai en tête le célèbre poème du pasteur allemand protestant Martin Niemöller. Quand les Nazis sont venus chercher les communistes, écrivait-il, je n'ai rien dit, je n'étais pas communiste. Quand ils sont venus pour les syndicalistes, je n'ai rien dit, je n'étais pas syndicaliste. Même chose pour les juifs, puis pour les catholiques. Quand finalement ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester… Les empires financiers, fussent-ils médiatiques, n'ont rien de l'époque nazie, mais ils n'ont pas non plus de conscience. Ils l'ont prouvé à Wall Street à maintes reprises. Ce n'est pas du sang rouge qui coule dans leurs veines, mais de l'encre noire…

Alors avis aux journalistes… nous sommes le dernier maillon de la chaîne de production du contenu de la presse écrite… Quand mon ancien quotidien, Le Droit, appartenait aux Oblats, c'était une entreprise largement autosuffisante avec son imprimerie commerciale, son service de typographie, son équipe de pressiers et une administration complète. En passant aux mains d'Unimédia, puis de Hollinger et enfin de Gesca, la dynamique interne s'est disloquée. Les décisions prises ailleurs, principalement à Montréal, n'avaient plus comme but principal la qualité du produit d'information.

Des coupes partout...

Tout était désormais soumis aux impératifs financiers de la chaîne. Ils sont venus chercher service après service. Quand l'imprimerie commerciale a disparu, les journalistes n'ont rien dit, ils n'étaient pas imprimeurs. Quand les typographes ont perdu leur emploi, la plupart des journalistes n'ont rien dit, ils n'étaient pas typographes. Quand la chaîne a vendu les presses et la bâtisse, les journalistes n'ont rien dit, ils n'étaient pas pressiers et ont retrouvé un nouveau toit. Même scénario avec certains services administratifs. Les journalistes ont eux aussi subi des coupes importantes depuis les années 80, et, faut-il s'en surprendre, pas grand monde ne s'est levé pour les défendre…

J'ai ressorti un exemplaire du Droit de 1987 hier. Un journal typique d'une quarantaine de pages grand format (presque le double du tabloïd actuel). Il y avait donc deux fois plus d'espace rédactionnel et de nouvelles. J'y ai répertorié la signature de 25 journalistes maison (Roger Clavet, Paule La Roche, Andrée Poulin, Jocelyne Richer, Jacque Lefebvre, Alain Dexter, Pierre Tremblay, Philippe Landry, Jean-Guy Arsenault, Mario Lemoine, Michel Gauthier, France Simard, Edgard Demers, Marie Martin, Claude Lévesque, France Pilon, François Brousseau, Carole Landry, François Drapeau, Murray Maltais, André Archambault, Germain Dion, Régis Bouchard, Marcel Fortin et Denis Arcand), contre neuf seulement dans l'édition du 12 août 2014…

Les miettes de la table montréalaise...

À la mi-mai, les frères Desmarais ont annoncé crûment la fermeture éventuelle des quotidiens régionaux de la chaîne Gesca, avec possibilité de leur intégration numérique - sans doute sous forme amputée - dans la Presse plus… Il y a fort à parier que le nombre de signatures de journalistes dans Le Droit diminuera de nouveau, et qu'il ne restera à peu près personne pour défendre la poignée de scribes survivants. Et tout en haut, au sommet de la pyramide de l'empire, il se trouve probablement des gens pour croire que le public de l'Outaouais et de l'Est ontarien avalera avec appétit les miettes qu'on laissera tomber par Internet de la table montréalaise…

J'espère qu'ils ont tort et qu'un débat salutaire pour la survie de l'information régionale et pour l'avenir du Droit s'animera bientôt. Pour l'instant, c'est le calme plat. Comme le soulignait le journal français Boulevard Voltaire en parlant des robots journalistes, la résistance «humaine» est pour le moment confinée à des réseaux sur les médias sociaux et à quelques journaux libres qui «tant qu'ils ne seront pas censurés, pourront permettre à l'humanité restante et contestante de réagir».

Entre-temps, conclut ironiquement le rédacteur, «on souhaite aux robots journalistes beaucoup de lecteurs robots»...



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