mardi 25 septembre 2012

En cette Journée des Franco-Ontariens, des souvenirs d'une autre époque...


Parfois, quand je traverse la rivière des Outaouais, je me rends dans mon ancien quartier d’Ottawa, qu’on appelle encore aujourd’hui Mechanicsville (un lien quelconque avec les mécaniciens de l’ancienne gare du Pacifique Canadien, située tout près à l'époque des trains à vapeur) et qui faisait partie de la grande paroisse canadienne-française de Saint-François d’Assise.

Une partie de la petite et de la grande histoire franco-ontarienne s’est jouée ici, sous nos yeux, sans qu’on s’en soit rendu compte à l’époque. Quand on est enfant, on a autre chose à faire – s’amuser, aller à l’école, aller à l’église (je parle des années 1950) – mais la réalité qui nous entoure s’enregistre et prend graduellement une forme cohérente.

Un bon jour, par exemple, le dépanneur Bissonnette était passé aux mains d’un certain Nick, qui ne parlait pas français. L'immense majorité de ses clients étaient canadiens-français, ce qui ne semblait pas le déranger du tout. Désormais, au dépanneur, on parlerait anglais.

Dans notre grand « terrain de jeux », le pâturage voisin de M. Tunney, le gouvernement fédéral venait de construire l’édifice du Bureau de la statistique (le premier d’un immense complexe de bâtisses pour la fonction publique). Pour nous, à sept ou huit ans, c’était une chasse quotidienne au trésor de fouiller dans les vidanges pour trouver des boîtes de cartes perforées des premiers ordinateurs, avec lesquelles on se fabriquait des avions en papier…

Nous ne pouvions imaginer l’effet qu’aurait la transformation de notre pâturage-terrain de jeux. Nous ne connaissions rien des règlements de zonage, des spéculateurs fonciers, de la valeur augmentée des terrains situés à proximité de tant d’emplois. Mais avant même d’atteindre l’adolescence, les premiers édifices à appartements avaient commencé à gruger le patrimoine bâti de notre petite communauté francophone.

Nous allions à l’école catholique française/bilingue du quartier, l’école Notre-Dame des Anges, sans nous demander pourquoi nous devions suivre les mêmes cours d’anglais que les Anglo-Ontariens (on savait qu’il y avait des Anglais quelque part à Ottawa et en Ontario, mais ils étaient rares dans notre quartier), et pourquoi, à la fin du primaire, la moitié de l’enseignement se faisait en anglais.

Et nous ne savions pas non plus pourquoi une forte proportion, sinon la plupart, des jeunes francophones, après le primaire, étaient obligés de poursuivre leurs études dans une école secondaire anglaise, Fisher Park High School. Nous connaissions cette école parce qu’un de nos voisins la fréquentait et qu’il jouait dans un groupe de rock’n roll avec un de ses amis de l’école, un certain Paul Anka…

Je n’étais pas conscient de l’effort consenti par mes parents, qui n’avaient pas beaucoup de sous (nous étions quatre familles à partager l’ancienne maison de mon grand-père quand j'étais petit), et qui avaient réussi de peine et de misère à payer mon inscription à l’école secondaire bilingue (!) de l’Université d’Ottawa, une école privée où la majorité des élèves étaient canadiens-français mais où l’anglais dominait souvent…

À table pour le souper en famille, mon père suivait son rituel quotidien en nous racontant  sa journée de travail à l’hôtel de ville d’Ottawa. Aujourd’hui, ça me semble étrange, mais à l’époque nous étions habitués à le voir invariablement passer à l’anglais pour nous parler des conversations qu’il avait avec ses patrons. C’était le lot de tous les Canadiens français, la fonction publique municipale étant particulièrement hostile aux francophones. L’affichage municipal dans les rues était pour l’essentiel unilingue anglais et avec Charlotte Whitton aux commandes, la situation n’était pas sur le point de changer.

À l’âge de 13 ans, le passage à l’école secondaire (située au centre-ville, sur le campus de l’Université d’Ottawa) fut l’occasion de sortir du quartier et de prendre l’autobus municipal. On a vite appris à se faire traiter de frogs par les Anglais ou, pire, de se faire lancer, à l’occasion, un Speak white dont on saisissait pas très bien l’origine mais dont on comprenait parfaitement le sens. Et demander des billets d’autobus en français pouvait nous attirer des regards sévères à moins de tomber sur un chauffeur canadien-français.

Au secondaire, on a vite appris que dans un groupe de 10 francophones et d’un anglophone, on parlait anglais. Et que les matières autres que le français, la religion, la géographie ou l’histoire étaient enseignées en anglais, même dans une école pour francophones. Donc, la science, les maths, la chimie, la physique, c’était in English au début des années 1960. Personne ne nous avait vraiment renseigné sur l’histoire de l’illégalité des écoles françaises en Ontario…

Mais nous avions malgré tout de la chance. Nous vivions dans une enclave francophone urbaine bien enracinée où les familles s’appelaient Allard, Longpré, Jubinville, Pouliotte, Desrochers, Vachon, Pelletier, Bastien, Charron, Meunier, Bourguignon, Joanisse, etc. Il y avait bien des Corcoran et des Connolly, mais les enfants parlaient français. Entre la rivière des Outaouais et la « grand-rue » (le nom que nous donnions à la rue principale d’Ottawa, la rue Wellington), c’était notre village canadien-français dans la ville d’Ottawa. Nous avons été la dernière génération à avoir cette chance.

Aujourd’hui, il reste des maisons de l’époque mais la communauté a rendu l’âme. Notre petite église paroissiale (ND des Anges) a dû fermer ses portes faute de paroissiens et la grande église St-François d’Assise, vidée par l’exode des jeunes et par l’abandon de la pratique, reste comme un monument à ce qui fut jadis, jusqu’aux années 1960, une communauté florissante. 

Une part importante du drame de l’Ontario français, nous l’avons vécue : un système scolaire qui, jusqu’à la fin des années 1960, favorisait ouvertement l’assimilation des Franco-Ontariens, et l’effritement, à partir des années 1960, des grandes bases urbaines canadiennes-françaises d’Ottawa (et du reste de l’Ontario) y compris le cœur de la communauté, la Basse-Ville.

Aujourd’hui, sur mon ancienne rue, le spectacle est désolant. La maison familiale existe toujours et les proprios actuels semblent avoir fait quelque effort d’entretien. Mais d’autres habitations voisines ont maintenant l’allure de taudis. Et plus on s’approche de Tunney’s Pasture, plus les appartements dominent le paysage. On parle pour bientôt d’un projet de tour de 30 étages… Et dans les rues, on n’entend plus beaucoup de français.

Je me souviens des discussions au sein des organismes franco-ontariens, en 1966, à l’approche du centenaire de la Confédération. Nous étions un petit groupe à réclamer qu’on dénonce les célébrations du centenaire et qu’on porte les petits macarons « Cent ans d’injustice » en protestation. On nous a traités de séparatistes…

Aujourd’hui, il existe une journée officielle des Franco-Ontariens (le 25 septembre), où l’on célèbre, entre autres, de très réelles victoires obtenues sur le plan scolaire et juridique au cours des quarante et quelque dernières années. Et pourtant, les défis auxquels la communauté franco-ontarienne est confrontée sont peut-être encore plus formidables que ceux de ma jeunesse. Si d’autres racontaient leur histoire, qu’apprendrait-on ? 


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