vendredi 14 octobre 2016

Imaginer octobre 1970 sans la «crise»?

Des militaires montant la garde en octobre 1970...

Dans son roman 22/11/63, Stephen King tente d'imaginer ce que serait devenu son pays et le monde si on avait pu, en retournant dans le passé, éviter l'assassinat de John F. Kennedy. On ne saura jamais à quel point la vision d'apocalypse qu'il projette aurait pu être plausible, mais cela donne tout au moins un scénario fascinant. C'est une technique qu'a aussi employée Éric-Emmanuel Schmitt dans La part de l'autre pour imaginer ce qu'aurait été la vie d'Adolf Hitler si ce dernier était devenu artiste…

En relisant un vieux numéro du 26 septembre 1970 du Quartier latin, l'ancien magazine des étudiants de l'Université de Montréal, la machine à voyager dans le temps a embrayé et j'ai pu entrevoir des événements qui auraient pu remplacer notre «crise d'octobre» si deux cellules du Front de libération du Québec n'étaient pas intervenues, une pour enlever le diplomate James Cross (5 octobre), l'autre pour kidnapper (10 octobre) et assassiner (17 octobre) le ministre Pierre Laporte, sur fond de mesures de guerre (16 octobre) et d'emprisonnements injustifiés de centaines d'innocents. 



Sous le titre FLQ versus la patente judiciaire, l'article non signé du Quartier latin annonce un automne chaud axé tout autant sur le FLQ, mais se déroulant essentiellement devant les tribunaux. Il faut rappeler que dans le sillage de l'élection vivement contestée d'avril 1970, de la victoire de Robert Bourassa, du coup de la Brinks, et de la maigre récolte de sept députés pour le PQ qui, à son premier scrutin général, avait récolté 23% des voix, un vent de révolte s'annonçait, particulièrement au sein de la jeune génération.

En juin 1970, la police avait arrêté le felquiste Claude Morency à Prévost, au nord de Saint-Jérôme, et l'avait accusé avec ses camarades François Lanctôt et André Roy d'avoir conspiré pour enlever l'ambassadeur des États-Unis au Canada, Harrison Burgess, d'avoir commis un vol à main armée à la caisse pop de l'Université de Montréal, et d'avoir été en possession illégale de dynamite. Or, le procès de Morency devait avoir lieu (et a de fait eu lieu) le 9 octobre 1970. Et on y prédisait de la bisbille…

Selon le journal étudiant, les accusés avaient l'intention de ne pas respecter les règles du tribunal et les rapports traditionnels autorité-accusé. Ils allaient d'abord clamer leur refus «d'être jugés par un homme qui tient son rôle social de par ses influences politiques». Le procès des «trois du FLQ pourrait provoquer une grande foire dans l'édifice sinistre de la rue Notre-Dame», ajoutait l'auteur du texte.

Par ailleurs, on prévoyait à l'automne une abondance de procès politiques qui auraient pu devenir des points de ralliement pour des actions de contestation :

- les causes de Pierre Vallières et Charles Gagnon, toujours en attente;
- le procès de Pierre Marcil, accusé de conspiration pour l'enlèvement du délégué commercial d'Israël à Montréal;
- le procès d'Yves Bourgault, accusé de sédition et de possession d'explosifs;
- la comparution des 21 de la Maison du pêcheur à Percé;
- la reprise des procès de Reggie Chartrand, Raymond Lemieux et Laurier Gravel, également accusés de sédition; ainsi que
- les procès et sentences de matraqués du 24 juin 1968, et les procès d'accusés dans l'affaire raciale de Sir George Williams (11 février 1969).

Et comme si cette «pluie» de procès de felquistes et d'indépendantistes, déjà porteuse d'éclairs, de coups de tonnerre et de bourrasques potentiellement violentes, ne suffisait pas, le journal des étudiants de l'Université de Montréal invitait ses lecteurs et lectrices à «ridiculiser cette immense patente (judiciaire) qui opprime les Québécois» en posant des gestes de provocation dans les salles de tribunaux. Voici quelques suggestions offertes à titre d'exemple par le Quartier latin:

« - Lancez des confétis.
- Laissez tomber sur le plancher des couleuvres, des crapauds, des criquets, des tortues, des souris.
- Lancez des billes (smokes) sur les calorifères.
- Que tous les spectateurs se lèvent en même temps et fassent le geste de lancer un objet vers le juge. Une seule tomate ou un seul oeuf s'éfouère dans la face du juge… alors tout le monde est safe.
- Gazouillez comme des petits zoiseaux…
- Jappez quand un flic témoigne pour la Couronne.

Il faut que les accusés se sentent appuyés par les militants.»

Quand le Quartier latin a publié son numéro suivant, le 9 octobre 1970, on ne parlait plus - on ne parlerait plus jamais - d'un tel scénario. On n'y publiait que la manifeste du FLQ, lu également sur les ondes de Radio-Canada et ailleurs, d'autres événements ayant été mis en marche. On connaît la suite. Je m'en souviens pour avoir couvert la crise d'octobre comme journaliste. Les plus jeunes la retrouveront dans les livres d'histoire. Mais un bon rédacteur de romans, amateur d'histoire-fiction, pourrait bricoler un passionnant «que-serait-il-arrivé-si...» avec cette page d'un magazine étudiant publié à peine quelques jours avant l'entrée en scène de la cellule Libération...

mercredi 5 octobre 2016

Un poignard judiciaire dans la Loi 101...

La Cour d'appel du Québec vient de fracturer le principe même d'un article primordial de la Loi 101 (celui du français, langue de travail) et la nouvelle - sans doute parce l'affaire ne se déroule pas à Montréal - ne semble pas intéresser grand monde… Cela devrait, ce matin, trôner en manchette de tous les médias de langue française au Québec…

La nouvelle, fort bien expliquée par Stéphanie Marin, journaliste de la Presse canadienne, a été jusqu'à maintenant diffusée sur les sites Web du quotidien Le Droit et de Radio-Canada (région Ottawa-Gatineau). Le Droit a aussi publié un résumé incomplet dans son édition papier. Était-ce un premier jet de Mme Marin ou un charcutage maison? Sais pas, mais cela s'ajoute aux erreurs de présentation du quotidien en août 2015, dans une manche précédente de la même guerre judiciaire (voir plus bas).

Alors qu'en est-il, au juste? Au départ il s'agit de savoir si la connaissance de l'anglais est requise pour un pauvre petit poste de commis aux finances à la ville de Gatineau. Le syndicat dit non. La ville dit oui. Un grief est déposé et l'arbitre est saisi de l'affaire. En cause, l'article 46 de la Charte de la langue française, qui stipule: «Il est interdit à un employeur d'exiger pour l'accès à un emploi ou à un poste la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d'une langue autre que la langue officielle, à moins que l'accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance.»

L'arbitre René Turcotte donne raison au syndicat, et son jugement s'appuie carrément sur le sens de cette notion de nécessité ou pas de l'anglais (ou de toute autre langue que le français) au travail. «La nécessité ne doit pas être confondue avec l'utilité, l'opportunité, la qualité du service offert par un employeur», écrivait-il. La ville de Gatineau a porté le jugement arbitral en appel à la Cour supérieure, qui a maintenu la décision de première instance. Cette décision est celle qui a donné lieu (en août 2015) aux titres pour le moins fantaisistes en pages une et trois du Droit, ainsi que sur son site Web.

La ville, voulant à tout prix un candidat bilingue pour son poste de commis aux finances, a investi d'autres fonds publics pour attaquer deux décisions, arbitrale et judiciaire, en sachant fort bien qu'elle attaquait aussi la portée de la Loi 101 dans une région où le français est déjà fragilisé. Or, voilà, qu'elle vient de gagner cette troisième manche (et non la première comme l'indique le titre) et que, ce faisant, elle vient d'ébranler un pan entier de la protection judiciaire du français comme langue de travail.


Car le juge Yves-Marie Morrissette, de la Cour d'appel, vient carrément de dire, dans son jugement, que la notion de nécessité (de l'anglais ou de toute autre langue) est beaucoup plus élastique que l'on croyait… Au fond, les législateurs ont écrit le mot «nécessaire» mais ce n'est pas vraiment dans un sens restrictif… Et ce juge, se substituant à l'Assemblée nationale, vient inclure d'autres facteurs pour arriver à un niveau «souhaitable» (plutôt que nécessaire) de connaissances linguistiques, ce niveau pouvant varier de façon plus ou moins floue selon les lieux de travail ou même selon la réalité linguistiques des différentes régions du Québec…

À moins que j'aie mal compris le sens de ce jugement et le texte de Mme Marin, c'est un coup de poignard judiciaire en plein coeur d'un article clé de ce qui reste de la Loi 101… Un grand pas en avant vers le bilinguisme à volonté au travail… Allô, y a quelqu'un à l'écoute dans les médias?

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J'avais, an août 2015, rédigé un texte de blogue sur cette question, texte que j'ai tout de suite retiré des lieux publics de l'Internet pour en faire un simple courriel privé à la direction de la salle des nouvelles, espérant que les grossières erreurs de titrage fassent l'objet d'une correction. Je n'ai même pas reçu d'accusé de réception... J'ai conservé ce texte de blogue, que j'inclus ici...
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vendredi 14 août 2015



Pas d'anglais à la ville de Gatineau? Vraiment?

Des erreurs dans les titres, il s'en produit tous les jours, dans tous les journaux et dans tous les sites Web médiatiques… mais la manchette de la page une du quotidien Le Droit de ce matin mérite une mention. Le titre en question se lit comme suit, en majuscules: «PAS D'ANGLAIS À LA VILLE», précédé d'une exergue, aussi en lettres majuscules: «GATINEAU PERD UNE BATAILLE JUDICIAIRE».

Quelle impression vous laisse ce titre, si vous ne lisez pas le texte en page 3 du journal? Que Gatineau veut de l'anglais à la ville (???) et qu'un tribunal lui a dit qu'il n'y aurait pas d'anglais à la ville. Donc, que Gatineau cherche peut-être à devenir bilingue, et qu'un tribunal a dit non. Que Gatineau restera unilingue française. Qu'il n'y aura «pas d'anglais à la ville»… C'est trompeur.

Dans le texte, l'auteur précise que l'enjeu porte sur un seul poste de commis aux finances, au sein de l'administration municipale. Le Syndicat des cols blancs a déposé un grief quand la ville a voulu exiger une connaissance de l'anglais. Et un tribunal (confirmant une décision arbitrale) redit à la ville, en invoquant la Loi 101, que l'anglais ne peut être exigé pour un poste que lorsqu'il est nécessaire. Utile ne suffit pas. Ce doit être «nécessaire» et dans ce cas précis, la ville de Gatineau n'a pas démontré la nécessité de l'anglais.

Comment peut-on passer d'un litige sur un poste de commis aux finances pour en arriver au titre «PAS D'ANGLAIS À LA VILLE», quand on sait que la ville de Gatineau offre une gamme relativement complète de services en anglais et qu'une forte proportion, sans doute la majorité, de ses employés sont bilingues? Dans les faits, Gatineau est probablement bien plus bilingue que la capitale, Ottawa, de l'autre côté de la rivière.

Le titre qui accompagne le texte sur le site Web du Droit est encore plus précis que celui, plutôt vague, de la page une et, à cet égard, encore plus faux. On y lit: «L'anglais n'est pas nécessaire à la Ville de Gatineau, tranche la Cour supérieure».
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Publié le 14 août 2015 à 05h00 | Mis à jour à 05h00

L'anglais n'est pas nécessaire à la Ville de Gatineau, tranche la Cour supérieure

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Le texte est pourtant très clair. L'affaire ne porte que sur un poste de commis aux finances. Jamais, selon le texte, le conflit n'a-t-il porté sur la «nécessité» de l'anglais dans l'ensemble de l'administration municipale de Gatineau. La Cour supérieure n'a donc pas statué que «l'anglais n'est pas nécessaire à la Ville de Gatineau». Elle n'a jugé qu'un seul poste, celui qui était l'objet d'un grief, et rappelé la règle générale qui doit guider la ville dans ce genre de cas.

Jamais deux sans trois, dit-on. Il y a un dernier titre, celui de la page 3 du journal, celui qui accompagne le texte imprimé. On peut y lire: «L'anglais n'est pas nécessaire», suivi de «La Ville de Gatineau ne peut pas exiger de ses employés qu'ils soient bilingues, tranche la Cour supérieure». Encore une fois, une erreur.

La Ville peut exiger d'un employé qu'il soit bilingue si, dans la fonction qu'il occupe, l'anglais est une nécessité. La Ville doit démontrer cette nécessité. Si elle en fait la preuve, elle peut exiger de certains employés qu'ils soient bilingues… Misère...

Après publication de ces trois titres, Le Droit devrait offrir des excuses et un correctif. S'il ne le fait pas, il accrédite trois erreurs. 

NB - Le Droit ne s'est pas, à ma connaissance, excusé de ces erreurs de titres…