Aujourd'hui, j'ai lu avec intérêt, comme toujours, la chronique de Michel David dans Le Devoir. Intitulé Les fruits de l'indifférence (bit.ly/1yQFW0R), ce texte évoque cette perception d'«indifférence que le Canada inspire à un grand nombre de Québécois». Je ne conteste pas le tour d'horizon que propose le chroniqueur du Devoir quand il scrute le paysage contemporain, mais j'aimerais qu'on s'interroge davantage sur le point de départ historique, qui m'apparaît de plus en plus douteux.
Rappelant la grande manifestation à Montréal, en 1885, après la pendaison de Louis Riel, Michel David parle des conséquences. Le point de vue qu'il avance est répandu, voire généralement accepté. «Malgré ce qui a été perçu comme une véritable trahison du pacte que les Canadiens français croyaient avoir signé en 1867, les générations suivantes ont continué à voir le Canada comme leur patrie et à espérer l'aménagent d'un modus vivendi mutuellement acceptable pour les deux "peuples fondateurs".»
Mais les «générations suivantes» - et celle de 1885 - voyaient-elles vraiment «le Canada comme leur patrie»? Je ne le crois pas et j'ai la conviction qu'une fouille d'archives doublée d'une recherche auprès des générations toujours vivantes de Québécois francophones aurait tendance à démontrer qu'essentiellement, notre vision nationale, notre «patrie», a toujours eu pour territoire le bassin du Saint-Laurent et pour limites les frontières du Québec.
Dans un document de 1886 intitulé Sir John A. Macdonald et les Canadiens français, un document sympathique à ce personnage que, pour ma part, j'apprécie beaucoup moins, on note que Sir John A. (toujours vivant à l'époque) aurait préféré en 1867 un État unitaire (sans provinces) plutôt qu'un État fédéral, et que Georges-Étienne Cartier s'y opposa: «Pourquoi? Parce que Sir Georges voulait que la Province de Québec, en majorité française et catholique, se gouvernât elle-même, eût son Parlement où ses intérêts nationaux et religieux puissent se régler indépendamment de toute influence hostile».
Le pacte, s'il y eut pacte, ne visait pas une patrie d'un océan à l'autre pour les Canadiens français (comprendre ici les Franco-Québécois), mais la création d'un État bien à eux où ils pourraient décider eux-mêmes de leurs «intérêts nationaux». Ces intérêts nationaux étaient bien identifiés territorialement aux limites du Québec. D'ailleurs Cartier et les autres n'ont pas insisté pour offrir dans l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (AANB) des garanties constitutionnelles pour les minorités catholiques et francophones de l'Ontario et des Maritimes, comme celles qu'ils concédaient aux Anglo-Québécois.
C'est que la francophonie du reste du pays, tout en ayant leur sympathie, et par la suite leur appui militant en cas de conflits majeurs (notamment lors de la rébellion de Riel et des Métis en 1885), cette francophonie dis-je n'était pas à l'intérieur de leur horizon politique national. Je reproduis ici un témoigne que je crois assez juste du journaliste Jules-Paul Tardivel. Celui-ci commentait la relative indifférence des Québécois face aux fêtes du 1er juillet (la fête du Dominion) 1899, 32 ans après la Confédération:
«Pour les Canadiens français, écrit-il le 8 juillet 1899 dans La vérité, la vraie patrie c'est toujours la province de Québec. Si nous sommes attachés aux groupes français des autres provinces, c'est par les vieux liens du sang, de la langue et des traditions; non point par le lien politique créé en 1867. Nous nous intéressons à nos frères de l'Est et de l'Ouest parce que ce sont nos frères; non parce qu'ils sont nos concitoyens.»
Plus récemment, dans un texte publié en 2012, le professeur François Rocher de l'Université d'Ottawa ajoute: «Les Pères de la Confédération, bien que préoccupés par le sort des communautés franco-catholiques ailleurs au Canada, n'en ont pas fait un élément structurant du projet confédéral puisque le concept sous-jacent au projet n'était pas l'établissement d'un pays bilingue, mais bien la création d'une province franco-catholique, moyennant certaines protections pour sa minorité anglo-protestante, au sein d'une union essentiellement anglo-protestante.»
Cela n'a pas empêché les Québécois d'être solidaires à l'occasion à ces minorités, victimes de persécutions scolaires partout et même, pour ce qui est des Métis, de violence militaire. On l'a vu pour Riel, pour les écoles acadiennes du Nouveau-Brunswick, pour les écoles franco-manitobaines à compter de 1890, et pour la crise du Règlement 17 en Ontario après 1912. Mais cette solidarité s'est manifestée comme celle d'une grande famille - «nos frères de l'Est et de l'Ouest» - et non comme partenaires d'un projet politique commun ayant le Canada entier comme «patrie».
Cette vision pan-canadienne a eu bien sûr ses tenants et propagandistes, mais c'est davantage un phénomène du 20e siècle, un phénomène réservé à une partie des élites politiques et culturelles, et un phénomène plus répandu au sein des collectivités canadiennes-françaises et acadiennes hors-Québec. L'indifférence qu'évoque Michel David pourrait-elle alors être une constante depuis 1867, plutôt que le produit d'une évolution ou d'une désaffection? Si on se donnait la peine de fouiller un peu, certains «acquis» seraient presque certainement ébranlés.
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