Plusieurs historiens et politicologues ont écrit sur cette période des années 1960 où les nationalistes «canadiens-français» se seraient transformés en nationalistes «québécois», abandonnant en quelque sorte les minorités francophones des autres provinces à leur sort. Le plus souvent, cette rupture entre le noyau national québécois et les minorités canadiennes-françaises et acadiennes est liée aux séances parfois houleuses des États généraux du Canada français, en novembre 1967.
Je crois qu'il y a lieu de remettre en question cette interprétation historique, qui pourrait s'avérer erronée. Serait-il possible de démontrer que pour la majorité des Québécois francophones, le Canada français et le Québec avaient toujours été synonymes? Et que c'est précisément cela que les représentants des collectivités francophones des autres provinces ont finalement - et brutalement - découvert aux États généraux? Je crois que oui.
En 1899, à Québec, après une célébration plutôt tiède du 32e anniversaire de la Confédération, le journaliste Jules-Paul Tardivel écrivait: «Pour les Canadiens français, la vraie patrie c'est toujours la province de Québec. Si nous sommes attachés aux groupes français des autres provinces, c'est par les vieux liens du sang, de la langue et des traditions; non point par le lien politique créé en 1867. Nous nous intéressons à nos frères de l'Est et de l'Ouest parce qu'ils sont nos frères; non parce qu'ils sont nos concitoyens.»
Les liens du sang, une religion commune, cimentés par un profond attachement à la langue et la culture françaises, ont suscité d'intenses solidarités francophones pan-canadiennes en temps de crise (l'affaire Riel, les écoles franco-manitobaines, le Règlement 17 en Ontario, et même la saga Montfort plus récemment), mais quand les eaux se calment, les écarts identitaires réapparaissent. Et le Québec va son chemin depuis 1867, défendant son autonomie depuis toujours, peu importe le parti au pouvoir, affirmant sa différence d'avec le reste du pays.
Quand le Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) a été fondé en 1960, la société québécoise était certes en ébullition avec l'élection de l'équipe de Jean Lesage mais le paysage politique canadien n'était secoué par aucune crise majeure entre francophones et anglophones. Le mouvement souverainiste moderne, avec son nationalisme tirant à gauche, prenait la relève des vieux autonomistes plus conservateurs et définissait de nouveaux objectifs politiques. On est habitué en 2015 à entendre parler du peuple québécois et de la nation québécoise, très clairement définis par le territoire du Québec, mais ces expressions étaient à peu près inexistantes en 1960...
J'ai retrouvé chez moi un fascicule du RIN, qui date probablement de 1962. Il indique comme adresse le 2157 Mackay à Montréal, un local inauguré en janvier 1962, et donne comme numéro de téléphone «VIctor 2-9693». La compagnie Bell ayant abandonné l'emploi des deux premières lettres pour adopter des numéros de sept chiffres autour de 1963, la date du document apparaît assez certaine. Et le texte, porté vers l'avenir mais issu d'une culture plus traditionnelle, est fascinant par sa référence constante au Canada français et aux Canadiens français, plutôt qu'au Québec et aux Québécois.
«Les Canadiens français constituent une nation», lit-on dès le début. Et cette «nation canadienne-française» a toujours manifesté, poursuit le document, «une indomptable volonté de survivre et de s'épanouir librement». Après avoir fait le procès de la Confédération et de ses effets, le RIN conclut: «L'idéal de l'indépendance nationale, qui s'allie à celui de l'internationalisme lucide, est valable au Canada français comme partout ailleurs. L'indépendance est du reste dans la lignée de l'histoire du Canada français: préparée par la Confédération, puis par l'établissement de l'autonomie provinciale, elle représente l'aboutissement normal de l'évolution historique du Canada français.»
Clairement, pour les fondateurs du RIN, au sein desquels se trouvaient d'ailleurs quelques Franco-Ontariens, la nation canadienne-française est associée au territoire québécois. «Une fois son indépendance acquise, la nation canadienne-française devra se donner, par des moyens démocratiques, les institutions qu'elle jugera lui convenir», écrit-on. Une telle démarche est impossible hors-Québec...
Le but du RIN de 1962 se veut donc «l'établissement d'un État libre et indépendant au Canada français». Pour ces indépendantistes du début de la Révolution tranquille, le Canada français et le Québec, c'étaient la même chose… Aux États généraux de 1967, le rédacteur en chef du quotidien acadien L'Évangéline, Bernard Poirier, s'était d'ailleurs plaint qu'«un nombre imposant de délégués du Québec (aux États généraux) conçoivent la nation canadienne-française comme étant le Québec»…
C'est sans doute pour cette raison que le passage de «nation canadienne-française» à «nation québécoise» s'est fait naturellement, sans heurts pour la majorité des Québécois… C'était essentiellement un changement d'appellation, primordial certes mais sans modification identitaire. Le territoire de la nation avait toujours été québécois, ce fait n'excluant en rien une solidarité instinctive et intense entre les populations du bassin du Saint-Laurent et leurs frères et cousins établis ailleurs au Canada et aux États-Unis.
Ce qu'on a interprété comme une rupture entre le Québec et les minorités canadiennes-françaises et acadiennes s'était amorcé bien avant 1967. Les Acadiens se considéraient déjà comme une nation distincte depuis le 19e siècle… Les Métis de l'Ouest aussi… Et une identité franco-ontarienne avait vu le jour pendant quinze années de luttes contre le Règlement 17 au début du 20e siècle… Le projet indépendantiste aura fait éclater plusieurs mythes sur la «nation» et obligé tout le monde à revoir la réalité en face… Le temps est peut-être venu de jeter un nouveau regard sur les événements des années 1960, ainsi que sur leurs racines et leurs effets…
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