En 1990, l'écrivain Yves Beauchemin avait employé l'expression «cadavres encore chauds» pour décrire les minorités francophones hors-Québec. Hier soir, en regardant le premier débat anglais des chefs politiques pan-canadiens (sans Gilles Duceppe), j'ai parfois eu l'impression qu'au Canada anglais, les «cadavres encore chauds» englobent désormais l'ensemble de la francophonie canadienne, y compris celle du Québec…
D'abord, les organisateurs du débat, chez Maclean's, n'avaient même pas inscrit la francophonie, le bilinguisme et le statut du Québec à l'ordre du jour, une démonstration éloquente de la marginalité de ces thèmes chez les Anglo-Canadiens en 2015. L'enjeu d'une possible sécession québécoise n'est apparu que lorsque Justin Trudeau a voulu marquer des points politiques en attaquant le NPD sur sa position référendaire, qu'il juge contraire à la loi fédérale sur la clarté.
À entendre MM. Harper, Mulcair et Trudeau, la question de la souveraineté ne constitue pas pas un sujet brûlant. Facile à dire en l'absence de Gilles Duceppe. Il semble cependant que les braises soient encore suffisamment fumantes pour s'en servir, question de faire vibrer quelques cordes patriotiques au sein de l'électorat anglo-canadien. On agite la possible présence de «séparatistes» dans le décor fédéral comme un épouvantail. Le «cadavre encore chaud» qui fait peur…
Le débat cynique entre MM. Trudeau et Mulcair, auquel s'est tardivement joint M. Harper, laissait un goût amer. Entre le chef libéral qui soulève la question de la Loi sur la clarté référendaire juste pour enfarger son adversaire néo-démocrate, et ce dernier qui tente sans succès de lui asséner un crochet à la Mulroney-1984 avec son «Quel est votre chiffre?» à répétition, sans oublier l'arrivée en finale de Stephen Harper comme un vautour sur une proie blessée, j'ai conservé l'impression d'un certain mépris pour le vécu historique qui sous-tend le grand débat constitutionnel.
Après les deux échecs référendaires, après la déroute du Bloc québécois en 2011, après les défaites du Parti québécois depuis 2003 (sauf l'intermède minoritaire de Mme Marois), le tout dans un contexte de volonté de bilinguisation du Québec sous Philippe Couillard, on ne peut guère blâmer le Canada anglais de croire que les «séparatistes» sont des dead ducks (ancienne expression de René Lévesque). C'est faux, mais c'est l'image dominante que transmettent les grands médias par les temps qui courent…
Pas surprenant alors que les chefs de partis pan-canadiens débattent du 50% plus un, de la clarté référendaire et de la suprématie de la Cour suprême en cette matière sans craindre la réplique, sans se soucier des conséquences… Le seul qui aurait pu les défier était absent du débat, et la plupart des médias québécois ne sont pas très combatifs ces temps-ci, quand vient le temps de défendre ce qui sera peut-être notre ultime tentative de prendre place parmi les nations du monde.
Autre conséquence de notre statut de «cadavres encore chauds», personne n'a senti, au débat des chefs, le besoin d'aborder les grands enjeux de la francophonie pan-canadienne. Vous souvenez-vous? Le Canada, pays supposément bilingue? À toutes les semaines, à tous les ans, entre le Commissaire aux langues officielles, les décisions des tribunaux et les manchettes dans la presse nationale et régionale, on apprend quelque nouvelle injustice linguistique, quelque droit ou service refusé aux francophones…
À chaque recensement, les conséquences de ces injustices historiques se traduisent en chiffres d'assimilation, visibles pour les minorités canadiennes-françaises et acadiennes depuis longtemps, et désormais perceptibles même au Québec. Au rythme de notre régression, d'ici quelques dizaines d'années, nous n'aurons même plus droit au titre de «cadavres encore chauds»…
En tout cas, déjà en 2015, pour le Canada anglais, à en juger par le débat d'hier, nous sommes devenus marginaux…
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