lundi 18 août 2014
La «nation» et le «nous»...
«Comment chanter ce qu'on ne sait pas dire?» Ces paroles lancées par Louise Forestier dans Pourquoi chanter?, une des meilleures offrandes musicales québécoises des années 1970, sont les premières qui me sont venues à l'esprit en m'embourbant dans la collection incontournable d'écrits rassemblée par Serge Cantin, prof à l'UQTR et expert (disciple?) de Fernand Dumont, sous le titre La souveraineté dans l'impasse (Presses de l'Université Laval, 2014).
Comme bien d'autres intellectuels, dans le sillage des échecs référendaires de 1980 et 1995, Serge Cantin décortique l'évolution du nationalisme chez les parlant français du bassin du Saint-Laurent. La plupart de ceux et celles que ce phénomène intéresse - philosophes, historiens, sociologues, politicologues, journalistes, etc. - passent et repassent sur la décennie des années 1960, celle de la Révolution dite tranquille, celle où, selon la lecture la plus répandue des évènements, le «nationalisme» canadien-français est devenu québécois.
Douloureuse pour certains, salutaire pour d'autres, complexe pour plusieurs, cette transition préoccupe Serge Cantin comme, avant lui, Fernand Dumont. Dans sa compréhension traditionnelle, la nation «canadienne-française» avait eu longtemps pour ancrages la langue française et la religion catholique, dans un territoire plutôt flou. La nouvelle nation «québécoise» regroupe en principe tous les résidents, francophones ou autres, d'un territoire défini par les frontières du Québec. Cela pose un problème à des intellectuels comme Dumont et, par ricochet, Cantin qui cite ici Fermand Dumont:
«Si nos concitoyens anglais du Québec ne se sentent pas appartenir à notre nation, si beaucoup d'allophones y répugnent, si les Autochtones s'y refusent, puis-je les y englober par la magie du vocabulaire? L'histoire a façonné une nation française en Amérique; par quelle décision subite pense-t-on la changer en une nation québécoise?» Cette citation extraite de Raisons communes, volume publié en 1995, quelques années avant la mort de son auteur, pose une question sans doute pertinente. Il aurait pu ajouter: et que faire des francophones hors-Québec qui, eux, sentent toujours une appartenance au foyer national québécois?
Un problème d'intellectuels
Je persiste à croire qu'il y a là un faux problème largement créé par les «penseurs» de la nation, tant indépendantistes que fédéralistes. Ceux qui écrivent et interprètent notre histoire sont, en tout ou en partie, des intellectuels (qu'ils se considèrent comme tel ou pas)... et leurs écrits resteront. Dans deux, trois ou quatre cents ans, quand, au rythme où vont les choses, nous ferons partie d'un passé éteint, ce sont leurs volumes, leurs articles, leurs mémoires qui expliqueront aux générations très futures ce qui s'est passé à la fin du 20e et au début du 21e siècle dans notre coin de l'Amérique du Nord. Et s'ils se trompent, leurs erreurs seront éternelles…
Comme j'ai passé ma vie à écrire, principalement comme journaliste, je dois m'estimer - plus qu'un peu - intellectuel. Mais le journalisme n'est pas qu'un métier de l'esprit: il est à mi-chemin entre la démarche philosophique et la cueillette des ordures. Et quand, de plus, on est issu d'un modeste quartier ouvrier coincé entre un vieux chemin de fer du CP et la rivière des Outaouais, les bruits sacrés de nos rues et ruelles nous suivent jusque dans les couloirs des universités. «Nous vivons trop près des machines et n'entendons que notre souffle au-dessus des outils», écrivait Michèle Lalonde en 1968 dans son célèbre poème Speak White.
La rue ressent ce que l'intellectuel écrit. De façon confuse, moins ordonnée, mais réelle. L'université et la profession journalistique - et que dire de mon épouse - n'ont jamais réussi à faire de moi une personne dont la devise serait «ordre et méthode». J'ai mon petit coin de désordre, mes piles de documents, des chemins tortueux vers l'objectif. Dans les feuilles éparpillées sur mon bureau, dans les entrailles de l'Internet, dans mes bibliothèques, dans les méandres de mon vécu, dans les lectures et conversations quotidiennes, dans mes observations, il y aura réponse aux questions. Il suffit de chercher, de trouver…
Comme le Petit Poucet...
Revenons au débat. Faute d'être un habitué de termes comme «heuristique» ou «herméneutique», je vais m'engager dans la forêt un peu à l'aveuglette, mais en laissant derrière moi, comme le Petit Poucet, des morceaux de pain dans l'espoir de retrouver le point de départ si je me perds. Donc la rue ressent, l'intellectuel décrit, et pour décrire, il faut des mots, des définitions. Pour expliquer la réalité d'une population habitant un territoire donné (disons le bassin du Saint-Laurent et affluents), parlant largement la même langue, ayant jadis pratiqué la même religion, chantant les mêmes chansons, partageant une mémoire commune, on a employé le mot «nation».
Mais le terme «nation» et ses nombreux dérivés restent le plus souvent l'apanage des cercles intellectuels. Ce n'est pas vraiment un mot de la rue. Mon grand-père franco-ontarien Joseph Allard disait qu'il y avait, au pays, des Canadiens et des Anglais… Ma mère, également franco-ontarienne, au retour d'une visite dans la ville de Québec dans les années 1990, m'avait dit spontanément: «on se sent chez nous là-bas». Elle n'aurait pas dit ça de Toronto…
Il y a une dizaine d'années, mon épouse et moi sommes allés aux Îles-de-la-Madeleine. Attablés dans un resto, nous, de Gatineau, avons entamé une conversation avec des gens de la table voisine, de la Mauricie je crois… En quelques minutes, la salle tout entière participait à la conversation, certains de l'Estrie, d'autres de la Gaspésie, de Québec, de Montréal et même de l'Abitbi… Comme une grande famille, comme des cousins éloignés qui se retrouvaient… Même langage, même vécu historique, mêmes références…
À l'automne 2013, mon épouse et moi sommes allés nous promener en voiture en Bretagne, en Normandie et dans la région de La Rochelle, en France. À chaque fois que nous avons rencontré d'autres Québécois, c'était la jasette avec des gens de «chez nous». Et nous avons remarqué que les Français nous reconnaissent à notre accent, à nos expressions, à nos comportements… Non seulement nous reconnaissons-nous entre nous, mais notre existence est perceptible aux autres…
J'ai laissé ma piste de miettes de pain et ne semble aboutir nulle part. Mais suffit de dire que dans toutes ces expériences, ces exemples, et dans notre vécu en général, dans la famille, entre amis, dans nos rues et ruelles, j'ai rarement entendu le mot nation… Les gens qui se disaient canadiens il y a 100 ans, canadiens-français il y a 50 ans et québécois aujourd'hui n'ont pas le sens de la rupture «nationale» qui torture tant de nos intellectuels… La référence géographique a toujours été la même, le bassin du Saint-Laurent, ses affluents et les régions périphériques. La référence linguistique et culturelle n'a pas changé, le «nous» a toujours été et reste (pour le moment) francophone…
Un «nous» ressenti
Enfin, ce que je ne peux chanter faute de pouvoir le dire clairement, c'est qu'au sein de la population, ce «nous» est ressenti plus qu'il n'est dit. Les gens d'ici se voient surtout québécois maintenant, quoiqu'on entende encore canadiens-français, francophone, ou même à l'occasion canadien, mais le «nous» qu'ils emploient si souvent, ils le comprennent. Pas besoin d'un intellectuel pour le définir. Et ce qu'ils comprennent, sur le plan sociologique et géographique, n'a pas changé depuis le 19e siècle. La question de savoir dans quel pays ce «nous» va évoluer, le Québec ou le Canada, ça c'est une autre histoire.
Pour moi, donc, le passage de l'appellation canadienne-française à québécoise s'est fait en douce, sans heurt, parce que le contenu géographique du qualificatif canadien-français, du moins pour la population vivant ou issue du bassin du Saint-Laurent et affluents, avait toujours été «québécois». J'en ai déjà parlé dans un texte de blogue dont voici le lien (http://bit.ly/1p8iEnj). C'est un peu ce que me disait mon grand-père quand il parlait des Canadiens et des Anglais. C'est ce qu'évoquait ma mère quand elle disait se sentir «chez nous» dans la ville de Québec. C'est ce que disaient un groupe de parfaits étrangers dans un resto des Îles-de-la-Madeleine, se reconnaissant comme membres de la même grande famille…
Des «nous» comme le nôtre, il en existe partout dans le monde… La situation de chaque «nous», sa langue, ses traditions, ses références, varient d'un continent à l'autre, d'une région à l'autre. La réalité de leur vécu, pour les journaux, pour les livres, pour les études savantes, doit s'exprimer en mots et en jargon d'intellectuel. Et c'est souvent là que les problèmes commencent. Les mots nous divisent aussi souvent qu'ils nous rassemblent. Et politiquement, il faut ajouter à cela que la réalité du vécu collectif de ces «nous» correspond rarement aux frontières politiques de ce qu'on a appelé «l'État-nation»… Les causes de l'éclatement de la Première Guerre mondiale, il y a 100 ans, sont éclairantes à ce sujet.
Un débat de grande importance
Je ne dis pas que les débats des intellectuels au sujet de notre «nation» et des autres n'a pas de valeur. Au contraire, ils ont une grande importance pour la compréhension du passé, du présent et pour les décisions d'avenir. Mais j'ai parfois l'impression que ces dialogues se déroulent à trop haute altitude. Dans les rues, dans les campagnes, dans les villes et villages du bassin du Saint-Laurent et de la périphérie, il y a un «nous» depuis le 18e siècle. Tous ceux et celles qui s'y identifient - francophones, de souche ou venus d'ailleurs - s'y sentent chez eux. Que les définitions savantes de «nation», de «québécois» ou de «canadien-français» ne cadrent pas parfaitement avec cette réalité ne change rien à cette réalité. Ça devient un problème pour intellectuels… que ces derniers n'ont de toute évidence pas encore résolu…
La question du cadre politique actuel et futur du Québec concerne ceux qui s'identifient au «nous» et ceux qui ne s'y identifient pas, qui y sont hostiles même, à l'intérieur et à l'extérieur des frontières du Québec. Si on choisit d'appeler «nation» tous les résidents du Québec, il m'apparaît évident que la nation telle que définie ne correspond pas au «nous» ressenti, celui de mon resto des Îles… On fait alors de nation et État des synonymes. Je n'ai rien contre. Mais il faudra utiliser des termes et expressions qui ne porteront pas à confusion et qui, dans la mesure du possible, traduiront la réalité de la rue.
Voilà, il me semble, un véritable défi pour bien des intellectuels… Cela étant dit, il faut lire La souveraineté dans l'impasse de Serge Cantin. C'est du solide! Et il faudrait le lire avant qu'il ne soit trop tard...
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