Fête nationale 2011
Regards sur l'histoire
C'était entre 1913 et 1927.
« Au Canada, deux races s'affrontent parce qu'elles ont été unies d'un lien forcé, à la fois brusque et bizarre. Lors de la conquête, l'une des deux s'est soumise en conservant tous ses droits, l'autre a vaincu sans vaincre en acceptant que le perdant demeure libre et vive sur le même pied que le vainqueur. Le traité de 1763 fut moins une conquête qu'un mariage de raison.
« Mais on ne marie pas impunément deux êtres qui s'ignorent, qui ne se sont jamais recherchés ni désirés, qui dans leur coeur se rejettent comme deux étrangers, qui n'éprouvent l'un pour l'autre aucun attrait ni aucune estime, qui n'ont rien de commun : ni langue, ni religion, ni éducation, ni goûts, ni opinions, ni modes de vie. Un tel ménage est nécessairement voué aux mésententes domestiques; car tout devient problème de foyer : la soupe, le café, les rideaux, les tapis, le chien et le programme de télévision. À des journées d'incompréhension se succèdent des soirs de chicane et des nuits d'enfer. Les conjoints les plus délicats et les plus vertueux du monde ne parviendront qu'après quinze ans ou vingt ans à s'entendre, à s'estimer et enfin à s'aimer pour de bon; mais cette évolution, qui dans la vie conjugale ne dure que vingt ans, exigera bien davantage dans le cas de deux races qui s'opposent.
« Ce sera l'oeuvre de siècles. Or, au Canada, les siècles ne sont pas révolus et les deux groupes ethniques, après quelque cent cinquante ans de vie commune, en sont encore au stage des amertumes, des heurts et des continuels agacements. En somme, chacun accuse son conjoint de vouloir être roi dans sa maison. L'Anglais ne parvient pas à comprendre pourquoi ces mots puissants et irrésistibles de British Empire et de Union Jack n'enflamment point un peuple aussi fier et intelligent que le nôtre. Le Canadien français ne parvient pas à s'expliquer pourquoi dans la tête d'un Anglais, si sensée, si pratique, le simple mot Canada ou Canadien ne constitue pas un idéal par lui-même. Que vaut un God Save the King exotique, à côté de l'Ô Canada, poème de notre cru et âme de notre coeur?
« L'un voudrait que les meubles de la maison soient entièrement tapissés en bon jersey d'Angleterre, l'autre veut les couvrir en étoffe du pays. Et la querelle bat son plein de l'Atlantique au Pacifique entre l'élément majoritaire, toujours porté à jouer un rôle de mari brutal, et l'élément minoritaire, toujours tenté de prendre trop au sérieux son rôle de femme contrariée et d'épouse battue, parce qu'elle est devenue défiante, soupçonneuse et obsédée de mauvais rêves. »
Laurent Tremblay, « Entre deux livraisons », chapitre 1913-1927.
Éditions Le Droit, 1963.
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