Récemment, dans un texte d'opinion presque risible qu'il signait dans les pages du Devoir, notre ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes affirmait sans explication qu'il y avait au Canada hors-Québec 2,6 millions de francophones et francophiles (mon blogue à http://bit.ly/1G57j1I), et ajoutait que ceux-ci pouvaient compter sur un Québec où «les progrès du français sont évidents». Je le cite: «Nier (que le français) se porte relativement bien au Québec est le fruit d'un aveuglement volontaire.» Non, mais d'où sort-il?
La vague de francisation issue de la Loi 101, c'est du passé. Une partie de la Charte de la langue française a été charcutée par les tribunaux et l'esprit même de la Loi 101 moisit dans les poubelles de négligence des gouvernements libéraux anglophiles de Jean Charest et Philippe Couillard. Montréal peine à demeurer majoritairement francophone et l'érosion du français se fait sentir dans la couronne montréalaise, ainsi que dans l'Outaouais. Et c'est sans parler de la qualité de notre français dans une société où l'analphabétisme fonctionnel frise le seuil des 50%...
Quoiqu'il en soit, voilà que M. Fournier récidive. Cette fois ses propos mémorables sont captés par #ONfr, le service dynamique de nouvelles en français de TFO, le réseau de télé franco-ontarien. Évoquant le rapprochement actuel entre le gouvernement québécois et les francophones en milieu minoritaire, le ministre Fournier y va de cette déclaration troublante: «il y a peut-être un tournant qui est en train de se faire effectivement. La jeunesse québécoise a changé et est beaucoup plus ouverte. Elle a une volonté d'additionner les identités plutôt que de s'en réserver une seule.»
Tel un apprenti sorcier qui manie imprudemment la magie de concepts qui lui semblent étrangers, notre ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes lance son grain de poivre dans la marmite identitaire. Difficile à saisir toute la portée de son affirmation, mais ce qui lui paraît sûr, c'est que la jeunesse québécoise est à un tournant, et qu'elle a désormais «une volonté d'additionner les identités plutôt que de s'en réserver une seule»… et que cela semble beaucoup plaire à M. Fournier…
S'il est sérieux et qu'il parle bien d'identité, j'espère bien qu'il se trompe. Il manie ici un concept dangereux. Qu'un individu puisse assumer une double ou une triple identité culturelle se conçoit aisément. L'enfant d'un Allemand et d'un Français, par exemple, connaîtra sans doute les deux langues et ressentira une appartenance aux deux lignées ancestrales. Mais il n'y a pas de double identité collective durable. Quand un tel phénomène survient, il signale une transition collective, le passage collectif d'une ancienne identité, trop faible, vers une nouvelle identité, plus forte et plus agressive.
On a découvert dans les années 1990, chez les Franco-Ontariens, qu'une forte proportion des 18 à 24 ans ne se disaient plus franco-ontariens, canadiens-français ou même francophones… mais bilingues. Une double identité. Et dans cette double identité, l'anglais domine. L'espace d'une génération ou deux, la double identité disparaît et l'on se retrouvera avec des groupes largement unilingues anglais… Les exemples les plus extrêmes existent déjà quand on regarde l'exemple historique de Windsor (Ontario), ou encore l'évolution actuelle de la région de Cornwall…
Une étude des recensements fédéraux le démontre hors de tout doute. Plus la proportion de francophones bilingues augmente à un endroit, plus il y a un glissement identitaire et des transferts linguistiques vers l'anglais. Ce n'est pas une opinion ou une interprétation. C'est un fait.
J'espère alors que le ministre ne parle pas réellement d'identités ou de langue, mais d'allégeances politiques. Ce serait déjà un peu plus rassurant. Dans une lettre datée du 30 octobre, publiée dans le Huffington Post Québec ainsi que dans Le Devoir (http://bit.ly/1MKjBPW), ce même ministre Fournier en rajoute, avec peut-être quelque élément de précision. Je le cite:
«Nous ne voulons plus d'une identité unique. La crainte de voir l'identité de l'autre nous submerger s'estompe. Nous ne voulons pas être enfermés dans une seule appartenance. Notre allégeance québécoise n'est en rien diminuée par une appartenance canadienne. Nous voulons toujours être maîtres chez nous, sauf que, sortis de la crainte de l'autre, on redécouvre un territoire d'attachement plus large. Nous avons plus d'un chez-nous.»
Je laisserai tomber les erreurs historiques et actuelles dans cette analyse fautive de nos rapports avec le reste du Canada pour insister sur le fait que M. Fournier semble ici considérer comme synonymes identité, appartenance et allégeance. Bien sûr ils ne le sont pas mais cela aide à pénétrer le tortueux labyrinthe conceptuel du ministre. Si ses propos ne visent essentiellement qu'à légitimer la double allégeance québécoise et canadienne, nous sommes en terrain connu et le débat se poursuit. Mais s'il y a plus, si le ministre perçoit et se réjouit de modifications identitaires profondes, si nous sommes vraiment à un tournant, l'avenir du Québec français est en jeu.
Il faudrait sans doute analyser davantage l'évolution des jeunes Québécois, pour approfondir le sens du recul des sympathies souverainistes dans cette génération, pour voir si M. Fournier, dans son enchevêtrement langagier, n'aurait pas effleuré le symptôme d'un mal plus menaçant… La jeunesse québécoise peut bien, si elle le veut, cumuler les allégeances… mais si, collectivement, elle se met à additionner les identités, nos jours comme nation sont comptés.
J'ai la conviction qu'elle n'est pas rendue là. Mais il faudrait peut-être surveiller les radars…
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