vendredi 20 novembre 2015
Cette cour n'aurait pas sauvé Montfort...
En juillet 2013, après l'échec des Franco-Colombiens en Cour suprême dans une cause qu'ils auraient dû gagner (le droit d'admettre des preuves en français devant un tribunal civil de leur province), j'avais conclu mon éditorial dans Le Droit (voir http://bit.ly/15t9OoD) de la façon suivante:
«L'ère Harper s'amorce à la Cour suprême et pour les francophones, la tenue de combat semble désormais indiquée. Cette cour, eut-elle été appelée à trancher, n'aurait pas sauvé (l'hôpital) Montfort.»
Or, ce matin, dans la cause Caron-Boutet (voir texte intégral du jugement de la Cour suprême à http://bit.ly/218n13r), les juges qui ont rendu une décision défavorable à deux francophones de l'Ouest canadien formaient essentiellement la même cour qui avait débouté les francophones de Colombie-Britannique deux ans plus tôt, et qui avaient envoyé paître le célèbre couple Thibodeau sans compensation pour leurs démêlés avec des membres unilingues du personnel d'Air Canada…
L'enjeu cette fois, il faut l'admettre, était substantiel. Ce qui avait débuté par une simple demande d'obtenir une contravention routière en français était devenu un débat sur le statut linguistique de l'Alberta (et peut-être aussi de la Saskatchewan) qui replongeait les juristes dans les actes de fondation des territoires et provinces au 19e siècle.
Le fond du litige juridique aura finalement porté sur l'interprétation des lois et décrets entre 1867 et 1870. C'est selon moi un aspect important de la cause, mais pas l'essentiel, puisque six juges disent noir de façon mi-convaincante pendant que trois disent blanc avec un argumentaire beaucoup plus solide. Quand la zizanie règne autour de la table des neuf sommités juridiques du pays, comment voulez-vous que le commun des mortels - avec une faible connaissance du droit - démêle le tout?
Non, à mon avis, quelques éléments bien plus fondamentaux viennent remettre en cause cette décision à la fois injuste et insidieuse. D'abord, les deux plaignants étaient dans l'impossibilité de se faire comprendre sans interprète par l'ensemble des neuf juges. Deux d'entre eux, les juges Rothstein et Moldaver, sont unilingues anglais à toutes fins utiles. Cela, en soi, était un motif suffisant de disqualification de ces deux membres du tribunal.
N'importe quel Anglo-Québécois, ou anglophone de toute province, aurait pu faire valoir ses droits linguistiques en anglais du plus humble tribunal à la Cour suprême sans avoir à utiliser des écouteurs pour s'expliquer, ou à utiliser une langue qu'il connaît moins ou pas pour s'assurer qu'un juge unilingue français (telle chose existe-t-elle?) saisisse mal le sens de ses propos ou de ses documents ou, pire, les nuances de textes juridiques d'une autre époque.
Secundo, à l'impossibilité de se faire comprendre en français de tous les membres du tribunal s'est ajoutée la rédaction officielle du jugement en anglais, alors que les plaignants sont francophones. Cela signifie que la décision, son libellé, sa construction, sa logique, ont été conçus en anglais - à l'intention de plaignants francophones. Imaginez des anglophones confrontés à la situation inverse… C'est indigne d'un système et d'un pays qui proclament l'égalité des deux langues officielles.
Revenons brièvement au jugement. Il n'y a pas de doute que la constitution de 1867 n'offrait pas grand protection à la langue française. Les droits de l'anglais étaient blindés au Québec, tant à l'assemblée législative que devant les tribunaux, mais les droits du français étaient laissés à la merci de majorités intolérantes en Ontario, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. Par contre le français avait un statut officiel au fédéral - ainsi qu'au Manitoba quand cette province a été créée en 1870.
Comme les territoires au nord et à l'ouest de la petite boîte manitobaine de Louis Riel avaient été cédés à peu près en même temps au gouvernement fédéral, le bon sens aurait dû dicter qu'ils devaient être soumis au même régime linguistique que le gouvernement central… Enfin, selon six juges de la Cour suprême, cela n'est pas le cas…
Oui, oui, j'arrive à ce que je considère comme le coeur de la question. C'est un paragraphe dans le jugement dissident des juges Abella, Wagner et Côté. On oublie trop souvent que l'interprétation constitutionnelle ne se fonde pas uniquement sur des textes de loi, des règlements et des précédents, mais aussi sur des principes.
Voici ce qu'écrivent à ce sujet les juges de la minorité, qui mettent en valeur trois principes fondamentaux d'interprétation constitutionnelle. «Selon le premier, la Constitution doit être interprétée à la lumière de ses contextes historique, philosophique et linguistique. Selon le deuxième, les dispositions doivent faire l'objet d'une interprétation large et téléologique (en fonction des buts recherchés). Le troisième est de l'essence même d'une constitution, laquelle représente l'expression de la volonté d'un peuple.»
L'application de ces principes, concluent-ils, «mène à la conclusion que (l'Adresse de 1867) consacre une garantie de bilinguisme législatif applicable dans l'ensemble des territoires annexés en 1870». Ces territoires incluent l'Alberta et la Saskatchewan. Or l'oubli de ces principes est justement ce que je dénonçais dans mon éditorial de 2013 dans le quotidien Le Droit au sujet des Franco-Colombiens:
Dans ce jugement, disais-je, «la forme remplace largement la substance, les principes directeurs de la Constitution ont été enfouis sous un légalisme outrancier, la réalité d'une minorité en péril est passée au crible d'une loi britannique désuète et le moindre souci de protéger la langue française semble s'être évaporé…»
Alors posons la question de l'Alberta et de la Saskatchewan en fonction de ces principes. Que conclut-on quand on applique des principes philosophiques ou linguistiques? Quels buts recherche-t-on et favorise-t-on une interprétation plus large en fonction de les atteindre? Et si elle existe, quelle est ici l'expression de la volonté populaire? Quand j'y réfléchis bien, au regard de ce jugement, je vois un ciel juridique bien sombre à l'horizon pour les francophones, d'un océan à l'autre…
Et je réitère. Cette cour - celle de 2015 - n'aurait pas sauvé Montfort…
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