jeudi 14 juillet 2016

Vous n'écouterez plus «Mommy, Daddy» de la même façon...


Y'a rien comme les statistiques pour éloigner des lecteurs. Les chiffres, par définition, sont des abstractions. Quatre plus deux égalent six? Un enfant demandera sagement, quatre quoi… deux quoi? Montrez-lui quatre pommes et deux pommes et faites-le compter. Là, tout s'éclaire. L'adulte, même s'il comprend bien le concept, aimera toujours mieux voir six belles pommes rouges que le chiffre six… Et il préférera le chiffre 20 d'un billet de banque à celui d'une colonne de statistiques…

Comment alors parler de l'assimilation (de l'anglicisation si vous préférez) sans éviter l'étalement de chiffres et de pourcentages? C'est quasiment impossible. Et je sais ce que ça donne. Depuis 50 ans que je décortique les données linguistiques des recensements fédéraux, je n'ai pas rencontré grand monde qui s'en passionne. Quand on essaie d'en parler, c'est plutôt des silences ennuyés, quelques bâillements et vite, passons à autre chose… Et les belles pommes rouges, ici, ne me seront d'aucune utilité…

J'ose donc un exemple. En 1997, j'assistais, à l'Université d'Ottawa, à un colloque sur le 30e anniversaire des assises montréalaises des États généraux du Canada français. J'y ai rencontré un militant franco-ontarien, ancien délégué comme moi aux États généraux, résidant de la banlieue est d'Ottawa, où il y a de fortes concentrations de francophones. Il m'a confié sa détresse parce qu'à la maison, ses enfants lui répondaient en anglais, même s'il leur parlait en français… Je parie que les enfants de ses enfants ont de fortes chances de ne plus parler français du tout…

Ça c'est l'assimilation sans chiffres, sans statistiques, dans une famille où le père et la mère étaient francophones. Autour de 2010, j'ai eu à préparer des textes sur une école secondaire française d'Ottawa et j'y ai passé quelques jours à entendre les élèves parler presque exclusivement anglais entre eux dans les couloirs. Ils étaient de toute évidence bilingues, et à l'extérieur de la classe, ainsi que dans bien des foyers, l'anglais dominait. La prochaine génération sera moins bilingue, puisque les trois quarts de ces jeunes seront en couple exogame (un francophone, un anglophone) et que, selon Statistique Canada, les trois quarts des enfants des couples exogames seront anglophones…

Ces exemples sont tirés de l'Ontario, parce que c'est à Ottawa que j'ai grandi et que c'est un milieu que je fréquente toujours. Et croyez-moi, Ottawa n'est pas le pire endroit pour un Franco-Ontarien. Vous vous dites sans doute que bah, c'est dans une province où les francophones sont en minorité et que cela ne se produit pas chez nous, au Québec. Si c'est ce que vous pensez, vous vous trompez. Dans le Pontiac, dans la Basse-Gatineau, dans l'ouest de l'île de Montréal, on se croirait parfois en Ontario…

Prenons le pire cas, celui du Pontiac, où les anglophones majoritaires n'ont jamais hésité à malmener les communautés de langue française autour d'eux… Imaginons François Tremblay (nom fictif) arrivant avec sa famille, au début du 20e siècle, dans le village de Chichester, près de l'Île-aux-Allumettes et subissant le sort habituellement réservé aux francophones dans ce coin de pays. Ses enfants seraient vite devenus bilingues dans des écoles où l'on appliquait l'inique Règlement 17 de l'Ontario, et les enfants de ses enfants auraient peut-être eu de la difficulté à communiquer avec lui en français. Trois générations plus tard, on verrait plein de Stephen ou de Frank Tremblay, ou de Donna ou Margaret…

C'est ainsi que fonctionne l'assimilation… Là je me permets enfin quelques chiffres pour l'illustrer. Je reviens à Chichester. Au recensement de 1961, 64% des résidents de Chichester avaient un nom de famille français ou étaient d'origine française, mais seulement 30% étaient de langue maternelle française… Plus de la moitié, déjà perdus… Depuis 1971, aux recensements, on a introduit le concept de la langue d'usage (la langue la plus souvent parlée à la maison) et on n'utilise plus les données sur l'origine ethnique. On a rayé des tableaux de l'assimilation ces générations antérieures perdues pour utiliser désormais comme point de repère les données sur la langue maternelle…

Or, en 2011, dans Chichester toujours, les résidents de langue maternelle française ne formaient plus que 9,6% de la population (contre 30% en 1961), et ceux et celles qui ont le français comme langue d'usage n'étaient que 4,1% de la population. Concrètement, il y avait 158 personnes de langue maternelle française dans le village en 1961, et seulement 35 en 2011 (et seulement 15 qui utilisaient surtout le français à la maison)… Vous pouvez trouver ces chiffres plates, mais vous conviendrez qu'ils sont dramatiques… Surtout si l'on considère que la majorité de ces gens avaient des grands-parents ou des arrière-grands-parents francophones…

Alors essayez, à l'avenir, d'imaginer de telles statistiques comme des êtres humains. Vous, par exemple. Vos enfants parlant anglais entre eux, alors que vous les avez élevés en français. Vos petits-enfants coupés de votre culture et de votre langue, vous appelant «grandpa», «grand-dad», «grandma»… n'écoutant plus vos chansons, ne lisant plus vos livres, s'abreuvant aux médias de langue anglaise, devenant ou devenus des étrangers culturels… Vous n'écouteriez sans doute plus la chanson «Mommy Daddy» (bit.ly/WbX19I) de la même façon…

L'an prochain, on aura en main (en octobre probablement), les données linguistiques du recensement de 2016… Si quelqu'un vous en parle, essayez de ne pas bâiller…


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