mardi 12 juillet 2016

Mains de bûcheron, coeur de patriote

J'ai entrepris de lire le très beau livre d'Anne-Marie Sicotte sur les Patriotes de 1837-38, et au-delà des centaines d'images et illustrations de l'époque, le texte fait ressortir l'état permanent de résistance à l'oppression, doublé d'efforts trop souvent infructueux de libération, dans lequel se trouvaient les habitants d'ici («les enfants du sol») depuis la création du Bas-Canada en 1791…

Un petit peuple insuffisamment instruit, dépouillé d'instruments économiques et militaires, ayant comme seule arme le berceau et un pouvoir politique fragile canalisé par le Parti patriote, se butait à la puissance de l'Empire britannique, de son armée, et d'une clique fanatique anti-francophone qui n'hésitait pas à recourir à la corruption et à la violence pour maintenir les privilèges du conquérant... et pour s'enrichir… Dans un tel régime, nous étions en effet «nés pour un p'tit pain»…

Ayant reçu ce livre en cadeau d'une de mes filles pour la fête des pères, je n'ai pu m'empêcher de penser à quel point les générations subséquentes (jusqu'à celle de mon père en tout cas, et peut-être même la mienne) avaient hérité du vécu de cette époque. Nous portons encore les marques que ces combats - et leur échec - ont laissées sur notre psyché collective.


Mon papa à l'aube de ses 70 ans

Je repensais à la vie de mon père et me suis dit qu'il aurait sans doute fait - à sa façon bien sûr - un bon patriote, s'il avait vécu au Bas-Canada (Québec) au début du 19e siècle. Mais il est né à Ottawa, en 1924, dans un quartier canadien-français modeste (Mechanicsville, paroisse Saint-François d'Assise). Presque tous les quartiers pauvres ou modestes de la capitale fédérale étaient partiellement ou majoritairement occupés par des Canadiens français… Pas un hasard…

Mon papa a donc grandi et vécu toute sa vie en Ontario, un milieu qui, par ses vexations à l'endroit des francophones, n'était pas sans rappeler le quotidien des anciens Canadiens du bassin du Saint-Laurent, à l'époque de l'oppression coloniale.

Quand Aurèle Allard (mon père) est né, le Règlement XVII interdisant l'enseignement en français était toujours en vigueur en Ontario. Même après qu'il fut tombé en désuétude, en 1927, les Franco-Ontariens devaient fréquenter des écoles «bilingues» au primaire et des écoles publiques anglaises au secondaire… Les rares écoles secondaires «bilingues» étaient privées… et payantes.

Mon père aurait bien voulu s'instruire… mais en l'absence d'un réseau scolaire de langue française, en pleine dépression par surcroit, devant gagner des sous, il a quitté les bancs d'école à l'âge de 13 ans… Je me souviens toujours de son apprentissage à l'âge adulte, par correspondance, de l'algèbre, de la géométrie, de la trigonométrie… avec ses petits manuels bleus en anglais…

J'étais tout jeune, et déjà il nous martelait constamment le même message… Je n'ai pas pu aller à l'université… mais tous mes enfants auront un diplôme universitaire!

Il avait aussi du talent, sur le plan musical, ayant étudié le piano, et même joué dans des concerts au sous-sol de l'église paroissiale. Il aimait surtout la musique classique, mais vivait dans un quartier où les gars de 12 et 13 ans étaient souvent confrontés à des durs à cuire. Jouer du classique au piano était sans doute mal vu, et lui a attiré à l'occasion les railleries de camarades. Un rêve abandonné à l'adolescence…

Son père (Joseph Allard) et sa mère (Alexina Tremblay) étaient épiciers, et Aurèle aurait bien voulu prendre en main le petit commerce familial. Il aurait sans doute été bon épicier. Mais les traditions voulaient que ce soit le fils aîné qui prenne la relève, et mon père était le deuxième garçon… L'épicerie ne survécut pas longtemps au départ de mon grand-père et de ma grand-mère...

Mon papa finit par faire carrière comme fonctionnaire municipal à Ottawa, un des milieux les plus anti-francophones du pays. J'ai encore en mémoire les comptes rendus de sa journée de travail au souper, et de l'entendre passer à l'anglais pour raconter ses conversations avec ses patrons. L'hôtel de ville d'Ottawa était un véritable nid de têtes carrées et de francs-maçons…

Sans doute est-ce pour cette raison qu'il avait adhéré, comme son père avant lui, à l'Ordre de Jacques-Cartier (nous ne l'avions pas su à l'époque, même ma mère n'en savait rien)… «La Patente» était probablement l'un des seuls moyens à sa portée pour résister au copinage dans les directions unilingues anglaises de l'administration municipale. Une société secrète canadienne-française pour contrer les sociétés secrètes anglo-orangistes...

J'ai la certitude que s'il n'avait pas été canadien-français, mon père aurait gravi plus d'échelons au sein de la fonction publique municipale. Le premier poste de gestion qu'on lui a finalement offert, fin années 1960 ou début années 1970, était un cadeau empoisonné… la direction du projet de rénovation de la Basse-Ville, dont l'effet (et l'intention?) fut de disloquer le principal quartier majoritairement francophone de la ville.

Aux funérailles de mon père, en 1998, un des dirigeants du comité de citoyens de la Basse-Ville (lui aussi décédé il y a quelques années) m'a confié que papa tenait le groupe populaire informé des plus sombres desseins des dirigeants municipaux, permettant aux Basse-Villiens menacés d'expropriation de mieux étoffer leurs revendications.

Une doctorante de l'Université d'Ottawa qui prépare une thèse sur la rénovation de la Basse-Ville d'Ottawa a d'ailleurs découvert une motion de blâme officielle contre mon père dans un obscur procès-verbal de 1974, où on lui reproche d'avoir signé une pétition des citoyens contre l'arrêt du programme d'animation sociale dans le quartier… avec une citation du maire, affirmant «This is not the first time this has happened»…

Éventuellement, il est devenu gérant du Marché By, toujours dans la Basse-Ville, et a subi les foudres de ses patrons anglais jusqu'à la fin… avec quelques accidents cardiaques en chemin… Je me souviens d'être allé au bureau du maire de l'époque (vers 1980), Marion Dewar, pour l'avertir que si mon père mourait du harcèlement dont il se plaignait, je remuerais mer et monde pour rendre justice à sa mémoire…

Mme Dewar m'avait répondu qu'elle était au courant de sa situation… et peu de temps après, il put prendre sa retraite sans pénalité à 58 ans…

Malgré tout ce qu'il a subi dans cette ville, il est demeuré fier Canadien jusqu'à la fin, hostile aux revendications des indépendantistes québécois, ce qui a suscité bien des chicanes à la maison à partir des années 60. Il a dû regretter, certains jours, d'avoir tant voulu que j'étudie à l'université, où je suis devenu fan des Bourgault et Lévesque… Et pourtant, il en est presque venu aux coups avec un collègue qui me connaissait et qui m'avait traité de séparatiste... Lui pouvait m'engueuler, pas les autres…

Je peux témoigner de son amour et de son altruisme… Combien de fois a-t-il tapé à la machine (il faisait 80 mots sans faute à la minute!) nos dissertations tard en soirée, alors qu'il devait se rendre au travail tôt le lendemain? Combien de fois s'est-il privé (ma mère aussi) pour nous offrir plus que l'essentiel, pour payer de leurs poches nos études «bilingues» privées au secondaire? Je le revois encore, prétendant qu'il n'avait pas d'appétit quand des invités inattendus étaient à table, désireux de s'assurer que tous mangent à leur faim… pour se servir discrètement après, s'il en restait… mais il en restait toujours.

J'aurais aimé qu'il puisse aller à l'université. Ou avoir sa petite épicerie. Ou devenir pianiste accompli. Et surtout, être reconnu à sa juste valeur dans un milieu de travail dépourvu de francophobie. Il a fait son possible pour léguer à la génération suivante de meilleures chances de succès que les siennes. Et j'imagine que ma génération a poursuivi à sa façon l'oeuvre et les combats de la précédente. Un autre bout de chemin, sans toucher au but. C'est comme ça, depuis le temps des Patriotes…

Je l'aurais vu à Saint-Denis en 1837… Il aurait été un redoutable combattant. Durant la Seconde Guerre mondiale, il avait d'ailleurs tenté en vain de s'enrôler dans l'armée canadienne. Il ne faisait pas le poids (physiquement). Quand on l'a finalement accepté au début de 1945 (il avait gagné quelques kilos), il était trop tard pour monter au front. La guerre achevait. Avoir été allemand, je n'aurais pas voulu le voir avancer contre moi…

Mon papa avait ses défauts et ses qualités. Comme moi. Comme nous tous. Mais c'était une personne - et un père - exceptionnel. Un fonctionnaire municipal hors du commun, avec des mains de bûcheron et un coeur de patriote.

Avec Germaine, sa compagne de vie fidèle et solide comme le roc de Gibraltar, toujours alerte et dynamique à l'âge de 91 ans, ils formaient un puissant duo.

Papa, tu nous a quittés il y a près de 18 ans. Mais pour cette fête des pères 2016, avec quelques semaines de retard, je me permets d'épingler ce billet au babillard de l'au-delà...

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Papa, excuse-moi de l'avoir diffusé le 12 juillet, fête des Orangistes...




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