Je continue de lire avec incrédulité les opinions émises après l'intervention du Québec en Cour suprême contre une interprétation élargie de l'article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, interprétation qui aurait favorisé une clientèle accrue pour les écoles des francophones du Yukon. Selon les rapports médiatiques, Québec craindrait que les Anglo-Québécois utilisent un jugement favorable aux Franco-Yukonnais pour invalider la Loi 101 et ouvrir plus grandes les portes aux écoles anglaises.
Tout en n'étant pas juriste, je crois que les craintes du Québec n'ont AUCUN fondement. Le gouvernement québécois ne risque absolument rien en se portant au secours des Franco-Yukonnais, parce que la Cour suprême a déjà jeté les bases d'un argumentaire - et ce depuis les années 1980 - qui l'oblige désormais à défendre la primauté du français au Québec. Elle n'accordera pas aux Anglo-Québécois les droits que demandent les Franco-Yukonnais et si jamais elle le faisait - à peu près autant de chance que de gagner la 6/49 - Québec pourrait se prévaloir de la clause «nonobstant» (art. 33 de la Charte) pour annuler les effets d'une telle décision.
Pourquoi en suis-je si sûr et pourquoi suis-je tellement surpris des entourloupettes juridiques qu'évoquent certains analystes pour mettre en question ou soutenir l'intervention québécoise? Parce que les juges de la Cour suprême, comme tous les juges des instances inférieures, vivent dans le vrai monde. Dans des causes semblables, ils ne s'en tiennent jamais à la lettre de la loi. Ils incluent aussi dans leur toile de fond le contexte sociopolitique et historique ainsi que certains principes constitutionnels directeurs, dont le principe du fédéralisme et celui de la protection des minorités.
Il faudrait peut-être rappeler plus souvent que les droits scolaires des minorités francophones, abolis partout au pays il y plus de 100 ans, ont été restitués graduellement à compter de la deuxième moitié des années 1960. Pourquoi? Parce que depuis le début de cette décennie, Québec était en «révolution pas toujours tranquille» et que le premier ministre de l'époque, Daniel Johnson, brandissait très officiellement le slogan «Égalité ou indépendance»!
Cette «égalité» visait, de toute évidence, l'inégalité flagrante du traitement accordé aux francophones par les gouvernements des autres provinces, en comparaison avec les droits et privilèges blindés d'une minorité anglo-québécoise qui se comportait plus souvent qu'autrement en extension de la majorité anglo-canadienne et en «Rhodésiens». Le premier ministre ontarien, John Robarts, l'a bien compris. Et alors que Queen's Park et les autres capitales avaient éconduit les requêtes des francophones depuis des décennies, voilà que l'accueil devenait un peu moins frisquet.
Dans le sillage des turbulences des années 60, de l'élection du Parti québécois en 1976 et du référendum de 1980, le gouvernement fédéral a adopté des lois (y compris la Loi sur les langues officielles (quasi constitutionnelle) et le Charte des droits et libertés (qui fait partie de la Constitution). Et cette dernière confie aux tribunaux un rôle élargi dans l'interprétation des textes constitutionnels. Les juges, comme les politiciens qui ont rédigé les lois, doivent tenir compte de la réalité sociale, économique et politique autant que des virgules et points-virgules dans les articles des lois qu'ils sont tenues d'interpréter.
Dans le Renvoi sur la sécession de 1998. les juges de la plus haute cour du pays rappellent que la Constitution ne se limite pas aux textes constitutionnels, qu'elle inclut «des règles non écrites» dont fait partie «le contexte historique» ainsi que le principe du fédéralisme, compris comme étant «la réponse juridique aux réalités politiques et culturelles qui existaient à l'époque de la Confédération et qui existent toujours»… et qui permettent «de concilier unité et diversité».
C'est ainsi que la Cour suprême a accordé aux minorités francophones hors-Québec le contrôle et la gestion de leurs réseaux scolaires et qu'elle a aussi reconnu la validité de l'objectif de promotion et de préservation d'un visage linguistique français au Québec. Pourquoi? Parce qu'en Alberta, en Ontario et au Québec, une même réalité s'impose. Seul le français est menacé. La protection/promotion du français émane des principes constitutionnels du fédéralisme et de la protection des minorités. C'est le même principe qu'on invoque à la fois pour réparer les injustices hors-Québec et pour affirmer le caractère français du seul État à majorité francophone du Canada et de l'Amérique du Nord.
Québec n'a pas besoin de plaider «l'exception» dans l'application de l'article 23. Le besoin de protéger la langue et la culture française, dans un vaste milieu minoritaire qui est le même pour le Québec et les Franco-Yukonnais, doit au contraire assurer une solidarité entre la majorité québécoise et les minorités des autres provinces. La différence entre le Québec et la diaspora, ce sont les moyens à leur disposition. Québec a tous les outils pour s'imposer en la matière, moyens qui incluent la sécession de la fédération. Cela fait partie du contexte politique dont les tribunaux tiennent compte…
La décision, cette semaine, du juge Salvatore Mascia contre les marchands anglophones qui voulaient augmenter la part de l'anglais dans l'affichage commercial illustre bien ce que je viens d'argumenter. Le juge de la Cour du Québec s'est largement fondé sur une analyse de la réalité pour affirmer une fois de plus que même au Québec, «la langue française est encore trop fragile pour se développer sans l'aide du gouvernement québécois». Les commerçants anglophones vont se buter à un mur juridique jusqu'à la Cour suprême.
Dans l'affaire des Franco-Yukonais, Québec a tous les atouts en main et fait pourtant le frileux. Pourquoi la principale puissance francophone du pays agit-elle en mauviette alors qu'elle devrait arriver tambour battant avec des arguments massue pour dire à la Cour suprême que si elle est sérieuse dans son désir de protection des minorités et du fédéralisme, deux grands principes constitutionnels, elle n'a qu'une chose à faire: donner le plus possible carte blanche aux Franco-Yukonnais. Si ce n'est que pour réparer, en partie, les injustices historiques dont toutes les minorités hors-Québec ont été victimes.
Quant aux Anglo-Québécois, ils n'ont rien à craindre. La majorité francophone ne leur fera jamais ce qu'on a fait aux nôtres ailleurs au pays...
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