L'an dernier, à un ami new-yorkais d'origine québécoise qui s'interrogeait et m'interrogeait sur le déclin de l'attraction du français en Amérique du Nord et dans le monde, notant au passage que les nouvelles générations lui paraissaient attirées par un langage qu'elles percevaient comme étant plus « cool », j'ai offert le commentaire suivant. Je le reproduis sur mon blogue, par crainte de l'oublier, parce que je le crois aujourd'hui d'actualité.
La langue, c’est à la fois individuel et collectif, passé et
présent, intellectuel et émotionnel, réfléchi et instinctif. Elle sert à
acquérir des connaissances et à les partager avec d’autres humains. Une grande
part de ces connaissances nous est imposée, d’autres sont acquises par choix
selon nos besoins, nos aspirations et nos goûts. Et, sans aucun doute, ce qui
est jugé « cool » varie selon les modes et les époques.
Le français que je parle et que j’écris est sans doute fortement
influencé par mes choix et mes goûts. Mais il est aussi le fruit de mon milieu
familial, de mon cercle d’amis, de mon environnement social, de mon milieu de
travail, ainsi que de la société tout entière dans laquelle je vis, et de son
histoire. Dans chaque conversation, dans chaque texte, je transporte le « moi »
et le « nous ». C’est ainsi pour tout le monde.
Et la langue ne se limite pas aux mots du dictionnaire, c’est
une culture tout entière. L’expérience collective, qui est plus que la somme de
l’expérience de chaque individu qui la compose, s’exprime dans un langage. Elle
fait de nous ce que nous sommes et influence ce que nous deviendrons. Elle est
source de continuité, d’évolution, de renouvellement. Son abandon est source de
rupture profonde, individuelle et collective.
Je parle un peu comme mes parents, mon frère, mes sœurs, mes
cousins et cousines, mes grands-parents et leurs ancêtres. J’ai l’accent de mon
quartier, de mon ancienne paroisse. Je porte en moi, parce qu’on me l’a
apprise, l’histoire de ma communauté, de mon peuple, de ma nation. J’ai
fredonné à mes enfants les chansons apprises de mes parents, dont certaines
apportées par de lointains aïeux normands, et mes enfants font de même aux
leurs.
Je vis au Québec mais j’ai grandi en Ontario, et quand j’étais
petit j’avais conscience d’un « nous » différent parce que ma province avait
rendu nos écoles françaises illégales. Dans la rue, on se faisait parfois traiter
de frog par des Anglais et il
arrivait à l’occasion qu’on se fasse interpeler avec un Speak white dont on ne saisissait pas trop bien l’origine et le
sens… sauf qu’on savait que ce n’était pas amical. Plus tard, avec les manuels
d’histoire, tout est devenu plus clair…
Nous sommes aujourd’hui 7 ou 8 millions, mais nous n’étions que
50 000 rassemblés autour du fleuve St-Laurent quand l’univers de nos ancêtres a
basculé en 1759. Nous avons été tricotés serrés. Aux Îles-de-la-Madeleine, il y
a quelques années, nous étions attablés, mon épouse et moi, dans un resto,
entourés de parfaits étrangers de la Mauricie, de la Gaspésie, de l’Estrie, de
Montréal, et nous de l’Outaouais, et graduellement, tout le monde s’est mis à
échanger comme si nous étions de la même famille. Le langage du « nous »...
J’aime bien la chanson « Le
plus beau voyage » de Claude Gauthier. Sa notion du « je » collectif est
profondément juste. « Je suis d’Amérique
et de France ». Je suis aussi ce « nous » que je porte en moi par notre
langue française aux accents nord-américains. Il y a en nous du Félix, du
Vigneault, du Charlebois, des Cowboys fringants. Du Samuel de Champlain, du
Louis-Joseph Papineau, du Wilfrid Laurier, du Pierre Bourgault, du René
Lévesque, du Pierre Trudeau, du Jean Charest et du Pauline Marois. Que ces
présences soient inconscientes dans le langage n’enlève rien à leur réalité.
Ce « nous » québécois et/ou canadien-français et/ou acadien
participe sur le plan culturel à la francophonie mondiale dont le cœur reste la
France. Cette culture nous ouvre les pages de Rousseau, Voltaire, Hugo,
St-Exupéry, Camus, Sartre, nous initie aux paroles d’une langue qui a porté,
bien plus que l’anglais, le flambeau de l’ouverture, de l’égalité et de la
liberté. Nous sommes liés, dans notre âme, à la France « belle et rebelle » de
Jean Ferrat. Ce n’est pas un hasard si, instinctivement, j’associe davantage le
français à résistance et combat pour la justice et les droits. Encore le
langage hérité du « nous » à l’œuvre.
On nous reproche souvent nos fautes, nos anglicismes, notre
accent. Notre français est à celui de France ce que l’argot américain est à
l’anglais britannique. C’est une parlure à la fois littéraire (à sa façon) et
une langue de la rue, une langue faite sur mesure pour le rock, le blues et le
country nord-américains. Elle exprime à la fois ce « je » et ce « nous ». On
l’a vue dans une combinaison savoureuse de rectitude et de vulgarité durant le
printemps étudiant de 2012. Pour dire « l’éternité d’un jour de grève » comme
pour décrire le long combat d’un peuple, Michèle Lalonde, dans son célèbre
poème Speak white de 1968, écrivait «
rien ne vaut une langue à jurons, notre parlure pas très propre, tachée de
cambouis et d’huile ».
Chacun apporte sa contribution originale, individuelle, à ce « nous
» linguistique. Nous empruntons des éléments à d’autres cultures, qui viennent
enrichir la nôtre. Le problème survient quand cet autre – je parle bien sûr de
l’anglais, langue dominante au Canada et en Amérique du Nord – arrive à prendre
toute la place. Là, il y a rupture entre le « je » et le « nous ». Une rupture
le plus souvent inconsciente, mais profonde et plus douloureuse qu’on pourrait
le croire.
En Ontario français, et bientôt au Québec, si la tendance se
maintient, on verra de plus en plus de grands-parents francophones, d’enfants
bilingues et de petits-enfants anglophones. De nouvelles générations auront
coupé le fil qui les reliait à cette aventure collective de centaines d’années,
elles seront des étrangers culturels pour parents et grands-parents. Et
plusieurs de ces orphelins du « nous » deviendront des adversaires hargneux
pour qui cherchera à prolonger et développer le projet collectif francophone en
Amérique.
Qu’un individu trouve ça « cool » de quitter le « nous »
francophone, occasionnellement ou même pour de bon, n’a rien de grave en soi.
Le va-et-vient périphérique est permanent. Il faut espérer que d’autres,
attirés par cette collectivité francophone originale qui essaime autour du
Saint-Laurent, remplaceront les départs. Parfois notre langue attire les
regards de l’extérieur, comme ce fut le cas au printemps 2012, alors que le reste de
l’Amérique a appris quelques jurons québécois ainsi que les mots « casserole »
et « grève générale illimitée »…
J’ai toujours dit, en journalisme, que tout individu constitue
un bon sujet de reportage. Il n’y a rien de plus universel qu’une seule
personne. Il en va de même des langues et des cultures. C’est l’originalité de
chacune, l’apport de chacune au « nous » culturel de l’humanité qui les rend
intéressantes. L’uniformisation ou l’assimilation culturelle, autant que
l’érosion de la biodiversité, tuera le genre humain. J’espère que le déclin
apparent de la langue française, comme celui d’autres langues mondiales
d’ailleurs, n’aura été à la fin qu’un repli stratégique face à la dominance
quasi planétaire de l’empire culturel et économique anglo-américain.
Car les empires ne sont pas éternels. Notre petit réduit assiégé
résiste toujours. Il s’interroge souvent sur son passé, son présent et sur cet
avenir incertain. Parfois, il s’embrouille. Malgré tout, nous continuons
d’écrire, de créer, chanter, danser, manifester, de travailler et inventer, de
vivre… en français. Personnellement, je trouve ça très « cool »!
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