mercredi 16 juillet 2014

Les 50 ans du débat sur l'unifolié: un Anglais c'est un Anglais, non? Pas tout à fait...


J'étais étudiant à l'Université d'Ottawa à l'époque du débat sur le drapeau canadien, en 1964-65. Comme Franco-Ontarien à la faculté des Sciences sociales, où les étudiants québécois formaient la majorité de la population étudiante, j'étais bien plus intéressé aux débats turbulents sur la souveraineté du Québec et aux conséquences d'une éventuelle «séparation» sur les francophones hors-Québec. La controverse (vive surtout chez les Anglos) autour de l'abandon de l'ancien Red Ensign et de l'adoption de l'unifolié semblait plutôt fade en comparaison…



Je me souviens de cette journée de février 1965 où l'on a pour la première fois hissé le drapeau rouge et blanc sur la Tour de la Paix, au Parlement. J'y étais, sur place, curieux d'assister à un événement tout de même historique, même si le choix de l'unifolié (on était passé d'un drapeau rouge et bleu avec trois feuilles d'érable à la version finale que l'on connaît) avait soulevé des passions surtout au Canada anglais, où de nombreux éléments s'opposaient à l'abandon graduel des symboles britanniques (l'ancien Red Ensign comportait un Union Jack dans un coin et des armoiries sur fond rouge).

Au Québec, le fleurdelisé régnait en maître depuis 1948 et aucun drapeau canadien, fut-il bourré de fleurs de lys, n'aurait pu le concurrencer. L'affaire du drapeau fédéral y suscitait «une indifférence complète», estimait alors Pierre Elliott Trudeau. Chez les Anglo-Canadiens, par contre, il semblait y avoir beaucoup d'amertume. Nous avions l'impression qu'un grand nombre d'anglophones voyaient l'unifolié comme un nécessaire - et malheureux? - compromis pour plaire aux Canadiens français, et notamment aux Canadiens français du Québec…

Or, je viens tout juste de terminer un livre intitulé The strange demise of British Canada, par C.P. Champion (aux éditions McGill-Queen's), portant justement sur cette période, et ce que j'y ai lu m'a incité à remettre en question ma lecture des événements d'il y a 50 ans. Selon l'auteur, l'apport des francophones à la conception et au choix de l'unifolié était plus ou moins… nul! Le personnage clé du comité spécial chargé de proposer un drapeau, le député libéral John Matheson, y déclare qu'il n'y a eu «aucune participation» des membres francophones du comité à la discussion sur le choix du drapeau…

Mais le plus intéressant, c'est qu'au sein du noyau directeur de ce comité - ceux qui ont exercé le plus d'influence - aucun n'était d'ascendance «anglaise» (d'Angleterre). Ils avaient tous des ancêtres britanniques, mais provenant de lignées écossaises ou irlandaises… Pour nous, un Anglais c'était un Anglais… que sa famille ait émigré de Grande-Bretagne, des États-Unis, d'ailleurs en Europe ou d'ailleurs tout court… S'il parlait anglais, la question de l'identité - pour nous - ne se posait plus. Mais notre perception était superficielle, simpliste même.

Le livre de Champion met en évidence les différences (du moins pour la période qu'il étudie, soit 1964-68), les oppositions entre Anglicans et Méthodistes et Catholiques chez les anglophones, les teintes culturelles changeantes selon qu'on a servi ou non dans les forces armées, selon qu'on a étudié au Canada ou à Oxford ou Cambridge, ainsi que les différences propres à la province ou à la localité dans laquelle on a grandi. On y découvre une «nation?» anglo-canadienne riche en nuances et en conflits internes… aux prises avec l'érosion des symboles les rattachant à l'ancienne mère-patrie.

Ainsi, le drapeau canadien actuel serait une pure émanation du Canada anglais, mais principalement d'Anglo-Canadiens d'ascendance écossaise et irlandaise… Pour nous, cela peut paraître banal, mais il semble que les profonds antagonismes historiques entre Irlandais, Écossais et Anglais aient été transportés ici, et que certaines cicatrices restaient profondes. Champion raconte une anecdote au sujet de la visite de la Reine Élizabeth II au Québec en 1964, justement durant le débat sur le drapeau. Je vous offre la citation en anglais:

«When, during the Royal Tour of 1964, Québec cabinet minister Eric Kierans was introduced to the Queen and Prince Philip by Premier Jean Lesage, the premier announced: "This is the English member of our cabinet." But Prince Philip corrected Lesage: "Oh no, he said, I understand he's an Irishman."» Ce commentaire apparemment inoffensif, pursuit l'auteur, «only amplifies the wound Kierans felt at being identified as "an Irishman", with all the implications of that term in the mind of the victim, and coming from the mouth of a member of the  English elite.» Nous devons donc tenir compte, dit-il, de la mémoire collective des relations anglo-irlandaises pour comprendre cet incident…

En 2014, alors que nous assistons à une tentative, par le gouvernement Harper, de ressusciter les symboles royaux et militaires britanniques, la lecture du livre de Champion apporte un éclairage pertinent d'une époque avec des enjeux similaires. Malheureusement pour M. Harper, la composition socio-démographique du pays lui sera encore plus hostile que celle du début des années 1960 l'avait été pour M. Diefenbaker et ses troupes. La proportion de citoyens issus de groupes ethniques n'ayant aucun lien avec les Îles britanniques a augmenté, les liens entre Britanniques de souche et leurs anciennes traditions insulaires se sont affaiblis, et l'indifférence des francophones risque d'être davantage teintée d'hostilité… 

Mais je m'aperçois qu'il peut être tout de même fascinant, pour moi et d'autres qui restons fortement attachés aux symboles québécois et francophones, d'essayer de mieux comprendre ce que ressentent sans doute une forte proportion d'Anglo-Canadiens quand des débats identitaires se produisent chez eux… 

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C.P. Champion, The strange demise of British Canada, the Liberals and Canadian nationalism, 1964-1968, McGill-Queen's University Press, 2010.

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