Le lendemain de l'élection fédérale, le texte médiatique qui a le plus capté mon attention n'avait rien à voir avec les comptes rendus des résultats ou les commentaires des vainqueurs et vaincus. Il s'agissait d'un papier signé Louise Leduc et publié dans l'édition Web de La Presse, sous le titre Les sondages auraient stimulé le vote libéral. Les médias évoquent peu le rôle insidieux des sondages dans le processus électoral parce que ce faisant, ils risqueraient parfois de s'incriminer…
Mais voilà que se glisse dans les vagues de chiffres, de pourcentages, de déclarations et d'anecdotes ce diagnostic de Claire Durand, professeure titulaire de sociologie à l'Université de Montréal et spécialiste des sondages. Une experte qui semble être ni à la solde des médias, ni des grandes maisons qui ont déversé plus de 60 sondages sur la tête du public pendant deux mois et demi de campagne. Or, selon Mme Durand, ces sondages ont joué un rôle déterminant dans le résultat de l'élection !
«Cette élection, a-t-elle déclaré à la journaliste de La Presse, s'alignait pour être celle du vote stratégique, celle où beaucoup de Canadiens voteraient pour se débarrasser des conservateurs. À partir du moment où les libéraux se sont mis à monter (dans les sondages), ceux qui voulaient à tout prix défaire les conservateurs sont montés dans le train.» Les maisons comme Léger, Ekos, Forum Research, Ipsos Reid, etc., ainsi que les médias qui les publient, ont ainsi contribué de façon plus qu'appréciable à la vague de dernière heure qui a donné à Justin Trudeau sa majorité.
L'éthique des médias
Ainsi, une proportion importante des électeurs n'a pas voté en fonction de ses convictions, ou en fonction des enjeux de la campagne, mais stratégiquement - contre les conservateurs. Or, cela n'est possible que lorsqu'on connaît, par le biais de sondages d'opinion publique, vers quel parti soufflent les vents favorables. Et cela pose - ou devrait poser - une question fondamentale d'éthique pour les médias. En commandant ou en donnant la priorité à la publication de sondages, les organes de presse délaissent leur mandat premier de couverture de l'actualité pour créer eux-mêmes des nouvelles qui ont pour effet de faire dérailler les campagnes des partis politiques et modifier les perceptions des citoyens.
Depuis des décennies, je réclame soit l'interdiction volontaire, soit le contrôle sévère de la publication de sondages sur les intentions de vote en période électorale. En 2012, comme éditorialiste au quotidien Le Droit (http://bit.ly/1GwiLU8), je faisais le constat suivant: «Les sondages ont beau avoir comme première fonction de mesurer l'opinion, le public sera influencé par leur diffusion au sein des médias. La question se pose donc: l'attention consacrée aux sondages modifie-t-elle le cours des campagnes électorales et détourne-t-elle les électeurs des véritables enjeux?»
Trois effets des sondages
Et la réponse est oui. L'an dernier, dans Le Devoir, Patrick Préville, spécialiste en relations publiques et en mesures d'impact, évoquait une étude démontrant que jusqu'à 25% des répondants (les indécis, les «mous») pouvaient modifier leur adhésion en cours de route en fonction des résultats de sondages. Je ne sais pas ce que cela a pu donner durant la campagne fédérale qui vient de se terminer, mais c'est «si c'est 100% de 25%», comme dit la célèbre pub de Patrick Huard, ça fait pas mal de monde…
Selon M. Préville, les principaux effets de la publication de sondages durant une campagne électorale sont les suivants:
1. «En connaissant les résultats possibles d'une élection, les électeurs auraient tendance à voter "stratégique" plutôt que de voter selon leurs convictions. Ce qui est un non-sens en démocratie.»
2. la contagion: «toute tendance marquée pour un parti ou pour un autre a ainsi le pouvoir d'influencer les électeurs qui voudront faire partie du "buzz".»
3. fausse confiance et faux découragement: «bof, pas nécessaire d'aller voter, mon vote ne servira à rien; mon parti est vraiment en avance ou vraiment en retard sur les concurrents.»
Alain Garrigou, professeur de sociologie politique et directeur de l'Observatoire des sondages en France, conclut ainsi: «En devenant un instrument de plus en plus banal du choix électoral, il est fatal que les sondages interviennent de plus en plus dans le choix. Les électeurs conçoivent d'autant moins un choix de conviction qu'ils sont systématiquement conditionnés par les chiffres qui leur annoncent un ordre d'arrivée et les incitent à devenir calculateurs, c'est-à-dire à moins ajuster leur vote en fonction de leur préférence qu'en fonction de la probabilité de la victoire.»
Matière à réflexion...
N'y a-t-il pas là matière à réflexion pour l'électorat, pour tout citoyen soucieux du fonctionnement équitable des processus démocratiques? Sans sondages à tort et à travers, les libéraux auraient-ils eu une majorité? Probablement pas. Les médias doivent-ils remettre en question leur rôle? Les propriétaires d'empires médiatiques, le plus souvent associés (au fédéral) aux rouges et aux bleus, ont tout avantage à voir élus ceux dont ils peuvent tirer les ficelles. Les journalistes, eux, par contre, devraient être aux barricades pour défendre leur intégrité, celle de leurs médias, et le processus démocratique.
Mais dans les salles de rédaction, pour cette question comme pour d'autres, le silence est assourdissant. À la suite de l'élection du 19 octobre, et ce, pour éviter une récidive au scrutin québécois de 2018, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec devrait inscrire cette question au programme du congrès 2015. Le fera-t-elle? Elle a un atelier intitulé Retour sur la couverture des élections fédérales. L'occasion serait belle d'insister sur l'effet des sondages. Quand les frères Desmarais de Power/Gesca ont annoncé en mai 2014 la disparition à moyen terme des versions imprimées de six des dix quotidiens du Québec, la FPJQ n'avait pas jugé cette situation digne du moindre petit atelier au congrès de novembre 2014… Cette année, on risque cependant d'en parler pas mal plus...
Certains jours, quand le silence persiste trop, on se croirait presque dans l'univers évoqué par les films Matrix. Avant qu'il ne soit trop tard, il faudrait créer un peu partout des foyers de résistance dans ce monde où les remises en question se font décidément trop rares…
Vous cous trompez de cible. Le coupable, ce n'est pas le sondage, c'est plutôt notre système électoral: système majoritaire uninominal qui favorise le bipartisme... La compétence civique de nos concitoyens est ainsi mise à mal.
RépondreSupprimer