jeudi 4 décembre 2014

Où tu vas, j'irai...


«Où tu vas, j'irai… Où tu vas, j'irai...»

Ces paroles, attribuées par l'auteur-compositeur-interprète Alexandre Belliard (Collectif Légendes d'un peuple) à Marie-Anne Gaboury (http://bit.ly/1s10im4), grand-mère de Louis Riel, qui avait choisi de quitter la Mauricie et de suivre «son beau Jean-Baptiste› à Pembina dans les contrées de la Rivière Rouge, au début du 19e siècle, ne cessent de me hanter depuis que je les ai entendues. Nous voyageons rarement seuls dans la vie, mais à combien de personnes ferions-nous une telle promesse?

Marie-Anne a suivi son conjoint d'un bout à l'autre des Prairies, devenant la première femme blanche à habiter l'Ouest du pays aux côtés des Amérindiens. Mais existe-t-il plus puissante motivation que l'amour qui cimente un couple depuis des décennies? Quand, récemment, on a menacé de séparer, pour une question de sous, un couple marié depuis près de 70 ans dans un foyer de St-Jérôme, l'homme a dit préférer le suicide à la séparation. Son épouse l'aurait suivi de près, sans doute. «Où tu vas, j'irai…»

Parfois, la solidarité ou l'engagement pour une même cause amènent à cheminer ensemble et loin. Dans le documentaire de janvier 2014 sur Lise Payette (oeuvre de sa petite-fille Flavie), l'ex-animatrice à Radio-Canada et actuelle chroniqueure du Devoir rappelait la victoire du PQ en 1976 et sa participation au gouvernement comme ministre. Son admiration pour René Lévesque était telle qu'elle l'aurait suivi «au bout du monde» pour faire «ce qu'il disait qu'il fallait faire»… «Où tu vas, j'irai…»

Certains suivront, au péril de leur vie, un chef qui se démarque par la bravoure dans l'adversité. Ce fut le cas de l'ancien journaliste québécois Olivar Asselin, qui avait combattu comme officier durant la Première Guerre mondiale, affrontant la boucherie des tranchées de France et de Belgique. Ses soldats montaient avec lui à l'assaut des mitraillettes allemandes (le plus souvent en rampant, sur ses ordres) parce qu'Asselin fonçait vers les lignes ennemies devant eux, debout, les balles sifflant autour de lui et ne l'atteignant jamais! «Où tu vas, j'irai…»

Je mijotais tout ça la semaine dernière, pêle-mêle, après avoir reçu de l'auteur Jules Tessier, par la poste, un exemplaire de son plus récent livre intitulé Avant de quitter ces lieux*. Et j'ai compris, après avoir savouré l'oeuvre d'une page couverture à l'autre, que c'était une invitation à le suivre, à visiter, par la plume de ses souvenirs, quelques-uns de «ces lieux» qui avaient modelé son attachement passionné à la langue française, mais aussi son identité québécoise et son affection pour la francophonie hors Québec. Et que j'avais résolu, à chaque page, de l'accompagner: «Où tu vas, j'irai…»

Marie-Anne Gaboury revient vite en mémoire dans le chapitre «Quand nous étions tous Canadiens français», où Jules Tessier raconte un voyage «sur le pouce» quand il était scout, en 1961. Son trajet du Séminaire de Nicolet à Saint-Boniface avait suivi la légendaire route ontarienne numéro 17 qui relie le Québec au Manitoba, en passant par l'Est ontarien, puis longeant l'Outaouais jusqu'au virage vers North Bay, Sudbury, Sault-Ste-Marie, pour enfin contourner le Lac Supérieur et déboucher, éventuellement, sur les vastes plaines de l'Ouest.

L'auteur nous fait revivre une époque où l'appellation canadienne-française était partagée autant par les Franco-Manitobains et Franco-Ontariens que par les Québécois francophones, même si je soupçonne que derrière le vernis d'une plaque commune, le sens territorial de la nation était fort différent selon qu'on vivait sur les rives du Saint-Laurent, aux abords des Grands Lacs ou le long du parcours sinueux de la rivière Rouge. Quoiqu'il en soit, Jules Tessier évoque avec justesse les vieilles solidarités issues des persécutions dont avaient été victimes les Métis francophones des Prairies, y compris la pendaison de Louis Riel, et les Franco-Ontariens, dont les écoles avaient été interdites à partir de 1912.

«Je ne peux, écrit-il, qu'exprimer une profonde admiration pour ceux-là de la francophonie hors-Québec, encore et toujours nos frères et nos soeurs, auxquels nous rattachent des liens d'une telle profondeur qu'ils ne peuvent être annihilés», même si la montée du mouvement indépendantiste au Québec dans les années soixante et les frictions survenues aux États généraux du Canada français en novembre 1967 ont provoqué de sérieux remous identitaires chez les francophones outre-Outaouais. 

L'immense majorité des francophones d'ici et d'aujourd'hui n'ont jamais connu ce pays que l'auteur ramène vers le futur. Où tu vas, diront la plupart, nous n'irons pas parce que nous ne savons pas comment nous y rendre... Le Montréalais contemporain peut-il imaginer un jeune scout québécois, faisant de l'auto-stop jusqu'à Saint-Boniface pour aller porter la modique somme de 77,80$ (amassée à coups de 10 cents et de 25 cents) afin d'assurer la survie d'écoles françaises, et s'y sentir accueilli «comme un membre de la même famille», «comme si nous arrivions à la maison d'un proche parent»?

Et pourtant, même à cette époque d'«unité» canadienne-française, le jeune Jules Tessier prend vite conscience (à son grand premier périple hors-Québec) qu'en arrivant à Ottawa, il n'est plus «un citoyen à part entière de ce pays», dès le moment qu'il s'affiche «en tant que francophone». Que les francophones de Saint-Boniface ne sont plus chez eux quand ils traversent le pont Provencher vers Winnipeg. En revenant à Montréal à la fin d'août 1961, dit-il, «je ressentis comme jamais par la suite la satisfaction qu'on éprouve en rentrant à la maison après une longue absence».

Dans le premier chapitre du livre, Jules Tessier invite le lecteur ou la lectrice à visiter des maisons subtilement, voire agréablement hantées, c'est-à-dire des maisons où l'on ressent la présence d'une personne célèbre qui l'a longtemps habitée (par exemple la résidence de Marguerite Yourcenar dans l'État du Maine). Mais parfois, quand il s'agit d'une collectivité, la «maison» peut prendre la forme d'un vaste territoire, le Québec en l'occurrence. Et c'est par une Franco-Manitobaine, Gabrielle Roy, sans doute consciente de son éloignement du foyer national, que Jules Tessier en fait la révélation. «Peut-être, écrit l'auteure dès 1955 dans Rue Deschambault, les générations mortes respirent-elles encore autour des vivants, en ce vieux pays du Québec»… 

La Révolution pas-si-tranquille-que-ça des années 1960 n'a pas diminué l'intérêt que porte M. Tessier à la francophonie hors-Québec. Parmi «ces lieux» qu'il a fait siens et auxquels il nous convie, du moins avec nos mains en tournant les pages d'un vrai livre imprimé, il y a le département des lettres françaises de l'Université d'Ottawa et son campus satellite de Cornwall où, des années 1970 au début du 21e siècle, des auteurs francophones du Québec, de l'Ontario, de l'Ouest et de l'Acadie ont séjourné en résidence ou comme participants à des colloques ou à des lectures. Il consacre d'ailleurs un chapitre à Lisa LeBlanc et à d'autres Acadiens, qui ne se sont jamais considérés canadiens-français… Il s'aventure même dans l'univers médiatique, pour rappeler les souvenirs agréables d'émissions, de textes et de chroniques sur le bon usage de la langue française.

La fin du livre nous ramène à la case départ, quand les ancêtres de France ont traversé l'Atlantique et que leurs conjoints et enfants ont, les premiers, dit: «Où tu vas, j'irai…» C'étaient, écrit Jules Tessier, «de valeureux pionniers qui avaient accepté de laisser derrière eux parents et amis, pour s'embarquer dans un voyage vers l'inconnu». Nous sommes aujourd'hui les héritiers de cette «terre de nos aïeux» qui, pour emprunter les paroles de l'Ô Canada de 1880, n'était pas la vaste contrée de la version anglaise de l'hymne. «Sous l'oeil de Dieu, près du fleuve géant, le Canadien grandit en espérant», chante le second couplet. Près du fleuve géant…

Dans le dernier chapitre, qui porte le titre du livre, Jules Tessier se dit inquiet de l'avenir du français chez nous, ce français qui reste la pierre d'assise de notre nation distincte. Mais pour réussir «les grandes mutations» qui s'imposent, l'auteur rappelle que «les bonds en avant partent d'abord du ventre, des tripes, là où se situe le courage». Et il y a eu chez l'auteur, comme chez tous ceux et toutes celles qui comptent beaucoup plus d'années derrière que devant (y compris moi), l'angoisse de «manquer de temps». Avec ce livre, il a bouclé la boucle, peut-être, mais quelque chose me fait croire qu'il avance toujours. Et je lui dis, avec ma tête mais aussi, et peut-être surtout, avec mes vieilles tripes: Jules, «où tu vas, j'irai... nous irons...»

Je termine avec le dernier couplet, opportun, de la chanson de Légendes d'un peuple (http://bit.ly/1s10im4) où s'exprime la courageuse Marie-Anne Gaboury, morte à 95 ans en 1875 après avoir été témoin de la première victoire de Louis Riel, son petit-fils, à la rivière Rouge: 

«Voilà qu'aujourd'hui ma vie s'achève…
Et je n'ai pas peur...
Un dernier voyage qui m'emmène...
Où tu vas, j'irai… Où tu vas, j'irai…»


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* Jules Tessier, Avant de quitter ces lieux, Éditions Del Busso, Montréal, 2014, 222 p.


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