dimanche 30 novembre 2014

Ils étaient 125 000 ou «plus de 10 000»?


Comment se fait-il, à cette époque de technologies de précision, où les caméras des satellites peuvent peuvent photographier la planète entière mais aussi prendre des clichés d'une seule maison, d'une seule voiture, et même d'un seul individu, comment se fait-il que tous les experts qui manient ces appareils et leurs logiciels n'aient pas trouvé un moyen tant soit peu efficace d'évaluer des foules à une grande manifestation publique? Cela m'échappe.

Je ne leur demande pas d'estimer à la dizaine près, mais on pourrait sans doute, avec des vues aériennes, arriver à une juste moyenne entre «plus de 10 000 personnes» (selon des comptes rendus médiatiques) et «plus de 100 000 personnes» (selon les évaluations des organisateurs) après la grande manifestation de samedi, à Montréal et à Québec, contre les politiques d'austérité du gouvernement Couillard.

Oublions pour un moment que l'événement ne soit même pas affiché sur les premières pages des sites Web de La Presse, du Soleil, de Radio-Canada et de TVA (le Journal de Montréal et la Gazette en font cependant leur manchette Web), et regardons plutôt le nombre de manifestants, principal indice du succès ou de l'échec d'un tel événement.

D'abord le Collectif Refusons l'austérité (organisateur des marches de Montréal et Québec): «Plus de 125 000 de personnes ont scandé haut et fort qu'elles refusaient net les mesures d'austérité du gouvernement Couillard lors de la gigantesque manifestation organisée par des groupes de la société civile, des associations étudiantes et des organisations syndicales. Ce sont plus de 25 000 à Québec et plus de 100 000 à Montréal qui ont signifié au gouvernement Couillard qu'il devait cesser de faire la sourde oreille, car la population n'accepte pas qu'il démantèle l'État québécois pour le sacrifier sur l'autel de l'austérité.»


Passons maintenant aux appréciations de différents médias. Le seul qui fait état d'évaluations fondées sur des vues aériennes, c'est le Journal de Montréal. On peut y lire le passage suivant, ce matin: «Au plus fort de la manifestation, il y avait peut-être quelques dizaines de milliers de personnes dans les rues du centre-ville selon l’analyse de photos aériennes, moins que les 50 000 attendues par les leaders syndicaux. La CSN a estimé, quant à elle, le nombre de participants à 100 000. »

On ne dit pas comment on «analyse» les photos aériennes, mais quelqu'un, quelque part, en a déduit qu'il y avait «peut-être» (quelle assurance!) «quelques dizaines de milliers de personnes» dans les rues du centre-ville de Montréal. Après un peut-être, on évoque «quelques» dizaines de milliers. Quelques, c'est deux dizaines, trois dizaines, quatre dizaines? Pas très clair, mais on est encore très loin du plus de 100 000 des organisateurs...

À l'opposé, le texte du Devoir ne mentionne aucun chiffre. On a recours à une image qui laisse entendre un nombre élevé, sans le préciser. «Les rues étaient gorgées de manifestants d’un trottoir à l’autre sur plusieurs kilomètres», y écrit-on. Combien de manifestants met-on côte à côte, d'un trottoir à l'autre, sur «plusieurs» (trois? quatre? cinq? plus que ça?) kilomètres? Exercice intéressant, mais qui dépasse mes faibles capacités mathématiques…

Son son site Web, La Presse met en ligne un texte de la Presse canadienne, plutôt qu'un de ses propres journalistes. On y lit, et je cite: «Des dizaines de milliers de manifestants contre l'austérité du gouvernement Couillard se sont fait entendre en simultané, samedi, à Montréal et Québec. (…) À Montréal, ils se sont rassemblés par milliers. (…) À Québec également, ils étaient des milliers à protester contre les politiques d'austérité.» Encore une fois, c'est l'imprécision. «Des» dizaines de milliers… C'est donc plus de 20 000… mais combien?

La Gazette de Montréal ne fait guère mieux que les autres. «Tens of thousands of demonstrators took to the streets in Montreal and Quebec City on Saturday afternoon to show their staunch opposition to the provincial government’s austerity agenda.»

Radio-Canada a diffusé les mêmes chiffres que La Presse, à partir, semble-t-il, des textes de l'agence Presse canadienne. Les plus faibles évaluations proviennent de TVA et de l'agence QMI, qui écrit: «Plusieurs milliers de manifestants ont marché dans une ambiance très festive dans les rues de Montréal et de Québec, samedi, afin de dénoncer les mesures d'austérité du gouvernement Couillard. (…) À Montréal seulement, plus de 10 000 personnes ont marché dans les rues du centre-ville au plus fort de la marche.» Donc, «plusieurs» milliers à Montréal et Québec, et «plus de 10 000» au plus fort de la manif à Montréal...

À Québec, le quotidien Le Soleil écrit: «Des milliers de citoyens ont pris d'assaut la haute-ville de Québec samedi pour dénoncer haut et fort la politique d'austérité du gouvernement libéral et sonner l'alarme devant l'appauvrissement des Québécois en cette ère de coupes budgétaires.» Et voilà… encore «des» milliers… un chiffre qui veut tout et rien dire à la fois… mais ça semble loin des 25 000 manifestants que la Coalition populaire revendique dans la capitale nationale…

Le pire dans tout ça, c'est que le même problème surgit à toute manifestation de taille, peu importe l'endroit, que ce soit à Montréal, Québec, Gatineau, Ottawa ou ailleurs, depuis les années soixante, la décennie où j'ai commencé à être témoin de grands rassemblements. Et dans la mesure où le nombre de manifestants reste un élément déterminant du succès ou de l'importance d'un tel événement, il me semble que les médias devraient pouvoir faire mieux que des «peut-être», des «quelques», des «plusieurs» et autres imprécisions qui témoignent d'un «je ne sais pas» collectif…

125 000? 10 000? Misère...







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