Journée douce-amère, en ce jeudi 27 novembre, où deux conférences (excellentes par ailleurs) ont atténué le plaisir d'une trop rare visite au campus de mon alma mater (l'Université d'Ottawa). Deux conférences qui m'ont rappelé, parfois avec un détachement intellectuel excessif, que le présent de la francophonie québécoise et canadienne reste marqué - de façon indélébile - par les défaites du passé et la précarité perçue de l'avenir.
Inévitables parenthèses
Première parenthèse. J'avais choisi de prendre l'autobus pour éviter la difficulté et les coûts du stationnement au centre-ville d'Ottawa. De chez moi, à Gatineau, c'est un trajet d'une quinzaine de minutes en voiture. Mais il faut compter plus d'une heure et demie en autobus et à pied avec les circuits et horaires de la Société de transport de l'Outaouais (STO). Et après on se demande pourquoi les gens ne laissent pas plus souvent leur auto à la maison…
Seconde parenthèse. Une fois sur le campus, je passe devant le «Monument de la francophonie» de l'Université d'Ottawa, où des chaînes interdisent l'accès au public pour l'hiver même s'il n'y a pas de neige au sol… Et s'il y en avait… depuis quand bâtit-on des structures extérieures trop fragiles pour les rigueurs hivernales? Je n'ai pas pu voir de drapeau franco-ontarien géant, cependant… L'Université n'en a pas voulu au coeur du campus pour ne froisser les anglos… Mais ça reste l'université des Franco-Ontariens… si le recteur Allan Rock le dit, ça doit être vrai… ce même recteur qui n'ose pas appuyer la campagne pour donner au français un caractère officiel à la ville d'Ottawa…
Les francophones de la Basse-Ville
Enfin, retour aux conférences. La première, tenue sur l'heure du lunch sous les auspices du Centre de recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF) de l'Université d'Ottawa, avait pour titre: «La rénovation urbaine de la Basse-Ville Est d'Ottawa; chronique de la résistance d'un bastion francophone face au bulldozer municipal». La conférencière, Caroline Ramirez, une Française originaire de Lyon, prépare sa thèse de doctorat sur cet ethnocide des Franco-Ontariens de la Basse-Ville de la capitale. À ceux qui pourraient trouver curieux qu'une étudiante de France se prenne d'affection pour les francophones d'un quartier ouvrier d'Ottawa, soyez informés ce n'est pas la première fois.
Au début des années 1960, deux ans après son arrivée à Ottawa, un immigrant français, Joseph Costisella, avait publié un livre intitulé «Le scandale des écoles séparées en Ontario». Il y dénonçait le «racisme qui frappe aveuglement les Canadiens français» et en particulier les Franco-Ontariens de la capitale. Le livre avait eu un effet choc en 1962. Et il y parlait de la Basse-Ville, le coeur de la francophonie dans la capitale, qu'il appelait «le Harlem d'Ottawa», ajoutant, bien avant Pierre Vallières, que les Canadiens-français étaient «les nègres du Canada».
La conférencière Ramirez a repris le fil de l'histoire à partir de 1963, quand des quartiers d'Ottawa ont été identifiés en vue de projets majeurs de rénovation urbaine. La Basse-Ville comptait parmi les priorités, moins cependant que les Plaines Lebreton (quartier pauvre mi-anglais mi-français, au sud du pont des Chaudières) que la Commission de la capitale nationale a exproprié et rasé manu militari au milieu des années 1960. À l'approche du centenaire de la Confédération, cependant, la Basse-Ville était de plus en plus dans la mire d'autorités largement anglophones et francophobes.
Mme Ramirez, s'appuyant sur des recherches exhaustives, a fait l'étalage d'un processus où, systématiquement, les résidants de la Basse-Ville ont subi les assauts d'une municipalité qui ne les informait qu'en anglais, même si le quartier était à 80% ou plus francophone, et qui ne tenait pas compte des protestations et des objectifs formulés par les représentants des citoyens du quartier. Quand, finalement, de véritables mécanismes de consultation ont été mis sur pied, il était trop tard, le dommage était fait… et irréparable. Trop de gens avaient été expropriés, et le quartier était défiguré.
En 1974, la proportion de francophones dans la Basse-Ville Est avait chuté à 72% et aujourd'hui, les francophones y sont minoritaires… La communauté canadienne-française qui y était solidement implantée depuis le 19e siècle a été déracinée et dispersée partout dans la ville, en banlieue et même sur les rives québécoises de l'Outaouais. Là où les riches et puissants voyaient «un quartier dégradé, un ghetto», les francophones étaient «chez eux».
Pourquoi, dans les quartiers cossus, s'imagine-t-on que les gens sont moins heureux quand ils ont des revenus modestes et des logements vieillots? On peut réparer au lieu de démolir. J'ai passé une partie fort heureuse de mon enfance dans un autre quartier ouvrier francophone d'Ottawa (Mechanicsville), et nous vivions quatre familles dans la même maison… D'ailleurs, après le «massacre urbain» et le «meurtre social» (expressions du comité de citoyens de la Basse-Ville Est), à la fin des années 1970, on se souvenait avec nostalgie que c'était autrefois «un quartier plaisant»…
Ce qui m'a déçu dans la conférence, c'est que les questions identitaires ont été abordées à peu près seulement du point de vue des citoyens francophones de la Basse-Ville, qui se sont ouvertement inquiétés - avec raison - de l'anglicisation éventuelle de leur territoire. On n'a pas poussé l'investigation du racisme antifrancophone chez les dirigeants de la municipalité, racisme dénoncé dans le livre de Costisella quelques années plus tôt et dont tout Franco-Ontarien ayant eu à traiter avec la municipalité (ou, pire, ayant travaillé à la municipalité) à cette époque pourrait attester.
La plaie est encore trop vive pour ceux et celles qui ont été Ottaviens francophones, comme moi. À cet égard, le détachement intellectuel des universitaires, sans doute un peu nécessaire, est parfois difficile à supporter…
La conscience historique des jeunes
La deuxième conférence, organisée en fin d'après-midi par le Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM) et tenue dans l'édifice de la Faculté des sciences sociales de l'Université, avait pour titre: «Je me souviens? Le passé du Québec et de l'Ontario français dans la conscience de leur jeunesse». Il y a avait de fait deux conférenciers: Jocelyn Létourneau, prof à l'Université Laval dont les recherches ont été publiées cette année (voir texte du quotidien Le Soleil à http://bit.ly/1b60CwD), et Stéphane Lévesque, de l'Université d'Ottawa, qui traitait plus spécifiquement de l'Ontario français.
Sur une période de dix ans (2003-2013), le professeur Létourneau a demandé à des milliers d'élèves du secondaire et d'étudiants universitaires de raconter l'histoire du Québec en un court texte (5000 textes ont été recensés) ou en une seule phrase (environ 3500 de ces phrases existent, et ce sont elles qui sont interprétées dans le livre de 2014). Ce qu'il a constaté, c'est que les jeunes ont une mémoire historique et une conscience historique (la conscience historique, c'est ce qu'on fait de la mémoire historique) bien avant de suivre des cours d'histoire.
Je me permets de reprendre ici une phrase du texte du Soleil, opportune: «Que ce soit lors d'un party de famille, en écoutant une chanson des Cowboys fringants, en visionnant le film 1839 de Pierre Falardeau ou en lisant les journaux, les futurs adultes glanent ça et là suffisamment d'information pour se faire une idée du passé du territoire qu'ils habitent, explique M. Létourneau.» Ils simplifient à leur façon «la complexité du monde», ils «savent sans connaître»… Ce qui est sûr, c'est que la majorité voient un passé sombre, fait de défaites (en commençant par les Plaines d'Abraham). «Ç'a été dur», et pour trop d'entre eux, on ne va nulle part…
Aux élèves franco-ontariens, le professeur Lévesque a demandé une synthèse de l'histoire de l'Ontario mais invariablement, les étudiants n'ont parlé que de l'Ontario français, de ses combats, de ses gains mais aussi de la précarité de ces gains. Rien n'est acquis. C'est, comme au Québec, un récit de survivance, et, comme au Québec, «les sources d'autorité des jeunes sont la mémoire et l'identité… et non la preuve historique.»
Encore une fois, j'ai été frappé par l'attitude des conférenciers, et notamment celle de M. Létourneau, qui semble collectionner ces textes et les données qui en résultent pour le simple plaisir de la connaissance et de sa transmission. Peut-être est-ce la bonne attitude pour un prof, ou peut-être l'ai-je mal interprété. Il a devant lui des milliers de jeunes dont la conscience historique a souvent peu à voir avec la réalité historique. «Ils savent sans connaître»… Et cela ne semble pas l'émouvoir.
Il est allé jusqu'à dire que les jeunes immigrants n'avaient pas vraiment besoin d'assimiler nos vieilles chicanes pour devenir des citoyens exemplaires… Donc, peu importe qu'ils connaissent ou non l'histoire du Québec et du reste du Canada… On peut être bon citoyen sans savoir pourquoi la majorité des francophones de souche réagissent comme ils le font dans des situations qui mettent en jeu leur langue, leur culture ou leur identité. J'ai peine à suivre un tel raisonnement !
Le professeur Lévesque semblait, pour sa part, espérer qu'un enseignement de l'histoire puisse contribuer à développer «une pensée narrative chez les jeunes» et «les amener à être capables de bâtir de meilleurs récits historiques». J'aime mieux ça.
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