Dans sa version de « J'suis Québécois » sur l'album « Poèmes et chants de la résistance » (Vol. 2), Georges Dor chante : « Quand on est Québécois une fois, on est Québécois pour tout l'temps, comme un Noir est noir, pour la vie... ». Ces paroles m'ont souvent intrigué, moi qui suis Québécois d'adoption, né Franco-Ontarien dans un petit quartier autrefois francophone de la capitale fédérale.
Puis, hier soir, en lisant le chapitre « Cornwall (Ontario): là où ça fait mal » dans le nouvel essai « Le ciel peut donc attendre » de Jules Tessier*, évoquant les douloureuses transitions que provoquent l'anglicisation graduelle d'une communauté francophone hors-Québec, j'ai compris toute la portée des propos du regretté chansonnier québécois. J'avais beau avoir quitté l'Ontario depuis 1975 (à l'âge de 29 ans), je l'avais encore dans les tripes. Le chapitre de Jules Tessier a ravivé des émotions que j'ai parfois voulu enterrer depuis près de 38 ans... apparemment sans trop de succès.
Je ressentais physiquement, pêle-mêle, des souvenirs de mon enfance, de mon adolescence et de ma vie de jeune adulte aux prises avec les conflits identitaires qu'entraîne le statut de minoritaire au sein d'une majorité hostile et, parfois, ouvertement raciste. L'obligation de suivre la moitié de mes cours en anglais dans une école primaire française bilingue; mes parents s'endettant pour nous inscrire à une école secondaire privée « bilingue » où la majorité des élèves étaient francophones mais où la minorité anglophone dominait (il fallait faire preuve de « charité chrétienne » et accepter de parler anglais aux élèves anglophones...); la fréquentation d'une université « bilingue » où les francophones perdaient du terrain d'année en année...
Je me revoyais, enfant, être obligé de baragouiner l'anglais au dépanneur que la famille Bissonnette avait vendu à un étranger qui ne parlait qu'une des langues officielles du pays... pas la mienne. Je me souviens quand, l'estomac noué, on demandait en hésitant des billets d'autobus en français, espérant ne pas pas être foudroyé du regard (ou pire) par un chauffeur unilingue anglais... Quand, nous entendant parler français, des petits Anglos nous traitaient avec mépris de frogs... et que nous gardions le silence... Quand un élève d'école secondaire anglophone m'a lancé « Speak white », une expression alors nouvelle pour moi... Quand on s'apercevait qu'un nombre croissant de nos amis et parents francophones parlaient de plus en plus anglais entre eux...
Je me suis souvenu d'un « déjeuner-causerie » de notre section paroissiale de l'AJFO (Association de la jeunesse franco-ontarienne) - je n'avais que 16 ou 17 ans - quand Séraphin Marion, un vieux patriote franco-ontarien, nous avait proposé de déménager au Québec. Que pour lui et les autres vieux, c'était trop tard, qu'ils lutteraient jusqu'au dernier contre l'assimilation mais que ce serait une lutte perdante. Mais nous, les jeunes, pouvions pousser de nouvelles racines sur l'autre rive de l'Outaouais. Nous ne l'avons pas cru...
Quelques années plus tard, ayant entamé des études universitaires et milité pendant quelques années dans des mouvements franco-ontariens, se posa la question des célébrations du centenaire de la Confédération en 1967... Quelques-uns d'entre nous plaidions pour une protestation contre ces célébrations sous le thème « Cent ans d'injustice », parce que les droits des Franco-Ontariens avaient été bafoués depuis 1867... On s'est fait traiter de séparatistes... et plusieurs le sont devenus... Confrontés à la réalité d'une anglicisation massive de notre génération (et à un moindre degré des précédentes) et voyant l'état de résignation dans lequel s'étaient incrustés plusieurs dirigeants franco-ontariens de l'époque, certains ont décidé de tourner la page...
En lisant Jules Tessier, j'ai repensé à tout ça... et j'ai eu la certitude que peu importe les changements de cap et les convictions qui nous mènent ailleurs, au Québec dans mon cas, « quand on est Franco-Ontarien une fois, on est Franco-Ontarien pour tout l'temps, comme un Noir est noir, pour la vie... »... J'ai 66 ans et je dis souvent que je n'ai pas que la dernière de ces années, que je les ai toutes. Hier soir, en lisant Jules Tessier, j'avais de nouveau 8 ans, 15 ans, 20 ans, 25 ans... et les expériences que l'on vit, du moins celles qui ont de l'importance, restent avec nous jusqu'à la fin...
Ce chapitre de Jules Tessier est une clé qui ouvre bien des portes sur le passé, le présent et l'avenir. Une lecture recommandée pas seulement pour les Franco-Ontariens... mais pour les Québécois aussi, qui pourraient un jour subir le sort de leurs frères culturels hors-Québec. Un des auteurs cités par M. Tessier, Pierre Albert (auteur et poète du Nord ontarien), écrivait en 1992 : « Un jour, prédit le dernier des Franco-Ontariens, il y aura peut-être le dernier des Québécois. »
* Jules Tessier, Le ciel peut donc attendre, Essai, Les Éditions de la Francophonie, 2013.
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