Derrière les arides données des recensements, il y a toujours des gens qui s'expriment… des communautés, des villes et des villages qui se décrivent. Et si on se donne tant soit peu la peine de débroussailler ces multiples colonnes de chiffres, des fenêtres s'ouvrent sur un passé presque toujours instructif. Mon intérêt de longue date pour les questions linguistiques (passé franco-ontarien oblige…) m'a poussé à analyser les tableaux sur la langue maternelle, les langues officielles, la langue d'usage, et leur évolution au fil des décennies.
L'alignement des recensements fédéraux depuis un demi-siècle présente un portrait implacable de la progression de l'anglicisation au sein des minorités francophones hors-Québec, et même dans les régions québécoises où la présence de l'anglais se fait le plus sentir (notamment la grande région montréalaise et l'Outaouais). Mais parfois, il peut être intéressant d'isoler un recensement particulier et de tenter, par ses données, de faire revivre une époque révolue.
La fin d'une époque
Ainsi, cette semaine, en cherchant des données linguistiques sur la ville de Cornwall pour un texte de blogue (http://bit.ly/1qlYWof), j'ai découvert quelques pages archivées du recensement de 1951. Pourquoi cette année serait-elle digne d'une attention spéciale? Me souvenant de la première décennie des années 1950, je crois que ce recensement a «photographié» la fin d'une époque, et que le suivant, celui de 1961, marquait le début de la transition vers l'univers actuel.
Au début des années 1950, l'Église catholique conservait encore son emprise sur les collectivités canadiennes-françaises, au Québec bien sûr mais aussi en Ontario français. Les anciennes valeurs étaient encore largement transmises. C'étaient aussi les dernières années avant la télévision, une innovation qui allait changer le cours de notre histoire. Chez les Franco-Ontariens, les 60 ans et plus avaient connu les écoles d'avant-règlement 17, et les liens tissés par les pionniers des communautés francophones, urbaines et rurales, tenaient bon.
Dans des régions rurales de l'Est et du Nord ontarien, ainsi que dans certains quartiers urbains d'Ottawa, de Sudbury, de Cornwall et même à Welland au sud, la langue de la rue restait le français. J'ai grandi dans l'un de ces milieux, à Ottawa, et peux témoigner qu'à moins d'en sortir, il était possible (au début des années 1950) d'y vivre en français. Les années 1960 allaient tout chambarder - le tissu urbain, les valeurs sociales et politiques, les technologies et bien plus, et dans leur sillage, la dynamique linguistique. Voilà pourquoi le recensement de 1951 devrait nous interpeler.
L'augmentation dramatique du nombre de bilingues français-anglais au sein des collectivités francophones indique à peu près toujours une transition, en quelques générations tout au plus, vers l'abandon du français et l'anglicisation totale d'une partie des effectifs. La présence d'une proportion appréciable d'unilingues français reste donc un indicateur assez sûr de la possibilité de vivre en français dans un milieu donné…
Destination 1951...
Ainsi, le recensement de 1951 indique-t-il une population de 341 503 francophones en Ontario (chiffres de langue maternelle), y compris 78 974 personnes qui donnent comme seule langue officielle connue le français. Ce n'est pas une mesure parfaite de l'unilinguisme (surtout avec la croissance du nombre d'allophones pouvant connaître une langue non officielle en plus du français), mais on n'a pas mieux à notre disposition. Le ratio entre les deux révèle, pour 1951, que plus de 20% des Franco-Ontariens ne parlaient que le français, comparativement à moins de 10% en 2011.
Les écarts sont encore plus révélateurs dans des milieux à fortes majorités francophones. Dans la ville de Hawkesbury, entre Ottawa et la frontière québécoise, où la population est francophone à 90%, près de la moitié des Franco-Ontariens sont unilingues français en 1951! Pour l'ensemble du comté rural de Prescott (qui inclut Hawkesbury), près de 55% des francophones sont unilingues. Aujourd'hui, même s'ils restent majoritaires à 80% dans Hawkesbury, la proportion unilingue de Franco-Ontariens a chuté à moins de 30%. C'est encore appréciable, mais en nette baisse.
Dans les régions rurales situées entre Hawkesbury et Ottawa, plus de 60% des Franco-Ontariens étaient unilingues. Aujourd'hui, les proportions oscillent entre 20 et 25%, et on note, dans ces régions où les francophones restent fortement majoritaires, une tendance croissante des transferts linguistiques vers l'anglais, surtout à mesure qu'on s'approche de la capitale fédérale. Je n'ai pas trouvé de données par quartier pour Ottawa, mais en 1951, dans l'ancienne ville de Vanier (Eastview) annexée par Ottawa, plus du quart des Franco-Ontariens (majoritaires à 63%) sont unilingues français. Aujourd'hui, la proportion d'unilingues français, au sein de la collectivité francophone, oscille entre 5 et 10%.
Les taux d'assimilation, autour du début des années 50, sont en hausse mais encore relativement modestes. On remarque cependant que les milieux les plus bilingues au recensement de 1951 - Windsor, Welland, Cornwall, Sudbury, North Bay et même certains quartiers d'Ottawa - sont ceux où les transferts linguistiques vers l'anglais ont été les plus importants au cours du dernier demi-siècle.
L'étape du bilinguisme
Le bilinguisme collectif intense, là comme maintenant, n'était qu'une étape vers l'assimilation. À Windsor, les francophones étaient bilingues à plus de 90% en 1951 et formaient plus de 10% de la population. Depuis 60 ans, leur nombre a chuté de moitié en absolu et passé, en proportion, de 10,4% à 2,6% (et à seulement 0,8% selon la langue d'usage). Que restera-t-il d'ici 20 ou 30 ans? Aujourd'hui, les situations à Cornwall et dans d'autres localités, même au Québec (comme dans certains coins du Pontiac), appellent une comparaison avec celle de Windsor il y a un demi-siècle…
Un dernier coup d'oeil sur 1951… La ville de Hull, au Québec cette fois, comptait 43 383 habitants dont 39 220 francophones. Près de la moitié de ces francophones étaient unilingues français. Aujourd'hui, selon les chiffres du recensement de 2011, Hull compte 73% de francophones, dont environ le tiers est unilingue. Le nombre de bilingues est en hausse, et la dynamique linguistique actuelle favorise de plus en plus les transferts vers l'anglais… Le phénomène qu'ont vécu les collectivités francophones de l'Est ontariens apparaît désormais en Outaouais… et dans la région de la métropole…
La transition s'amorce chez nous… et on a aux commandes un gouvernement qui propose ouvertement de nous angliciser… ça promet… Ça intéresse toujours quelqu'un?
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* De la chanson Mommy, Daddy, de Marc Gélinas (http://bit.ly/WbX19I)
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