samedi 9 janvier 2016

Pour un débat sans exclusions...

C'était sans doute en 1964 ou en 1965. J'avais donc 18 ou 19 ans. Assis à la cafétéria de l'Université d'Ottawa, au sous-sol de l'édifice Tabaret à l'époque, je discutais avec un groupe d'amis, étudiants comme moi à la faculté des Sciences sociales. Le débat, animé comme toujours, portait cette fois sur l'avenir du Québec, et notamment sur le projet d'indépendance.

J'étais originaire d'Ottawa, et déjà engagé dans les causes franco-ontariennes (entre autres comme membre de l'Association de la jeunesse franco-ontarienne, organisme disparu au début des années 1970). Au Québec, la Révolution tranquille battait son plein, et dans mon université, les trois quarts des étudiants et étudiantes aux Sciences sociales étaient québécois. On entendait parler du FLQ et du RIN beaucoup plus que du bilinguisme à l'hôtel de ville d'Ottawa ou du réseau d'écoles primaires et secondaires françaises que nous revendiquions toujours en Ontario…

Cette journée-là, la discussion fut sans doute plus vive qu'à l'habitude et les esprits se sont échauffés. J'ai tenté tant bien que mal de défendre mon point de vue, celui d'un jeune Franco-Ontarien idéaliste issu d'un quartier canadien-français modeste de la capitale. Sans doute pour l'une des premières fois, j'ai osé une opinion musclée sur le mouvement indépendantiste, et elle n'avait pas plu à la majorité de mes camarades…

Cependant, plutôt que de contrer les arguments que je tentais, sans doute malhabilement, de mettre de l'avant, quelques-uns de mes collègues québécois ont remis en question mon droit de parole. «T'es rien qu'un Franco, m'a-t-on lancé, c'est nos affaires et c'est à nous de décider. T'as pas à te mêler de ça»… Et voilà! On venait de m'exclure de la discussion pour le simple motif que j'étais Ontarien, considéré à ce titre comme adversaire, et que je n'avais donc pas de siège à leur table identitaire…

J'avais été extrêmement frustré de me voir ainsi réduit au silence. On me faisait, à moi et à tous les Franco-Ontariens, un procès d'intention sans avoir entendu et pesé la valeur de nos propos. Ce fut le seul incident du genre, en tout cas le seul qui me revient en mémoire, mais cette espèce de «séparation» entre Québécois et Franco-Ontariens demeurait une toile de fond qui resurgissait de temps à autre. En 1968, quand les étudiants franco-ontariens des Sciences sociales ont présenté une résolution en faveur d'une faculté et d'une université unilingues françaises, le bloc majoritaire d'étudiants québécois avait fait avorter le projet en s'abstenant de voter. «Les causes franco-ontariennes, c'est pas de nos affaires…»

J'avais mis au rancart ces souvenirs désagréables au fil des ans… puis cette semaine j'ai revécu une expérience similaire, mais du côté opposé de la clôture. Comme des milliers d'anciens Franco-Ontariens, j'avais décidé au milieu des années 1970 de traverser la rivière, pour enfin pouvoir vivre en français, sans avoir à lutter quotidiennement pour parler ma langue*. Et comme des centaines (des milliers?) d'anciens Franco-Ontariens militants, j'avais épousé dès le milieu des années 60 la cause souverainiste.

Cela ne m'a jamais empêché de suivre et de défendre les luttes de l'Ontario français. Je suis Québécois de coeur mais je reste Franco-Ontarien dans mes tripes. Si certains y voient une contradiction, je peux comprendre mais permettez-moi de ne pas être d'accord. Pour moi la défense de la langue française passe par le projet d'indépendance du Québec mais aussi par une université de langue française en Ontario, par la défense des collectivités francophones isolées du sud-ouest ontarien, par la protection des espaces francophones dans l'Est et le Nord ontarien.

Or, vendredi (8 janvier), sous un texte de blogue (publié dans la page Facebook Fier d'être Franco-Ontarien/Fière d'être Franco-Ontarienne) où je critiquais le maire de Windsor pour ses propos malavisés sur la langue française (voir http://bit.ly/1mLbJBZ), un ancien collègue du Droit a délaissé les arguments que je mettais de l'avant pour s'attaquer au messager de ces arguments. Et pas à peu près… Je le cite: «Je ne veux pas faire de procès d'intention à Pierre, que je connais depuis très longtemps et que je respecte comme individu. Il se réclame de l'Ontario français, bien qu'ayant déserté notre province il y a des décennies. Il n'y a aucun mal à ça, bien qu'il doive peut-être en répondre. (…) Pierre est séparatiste québécois. Aucun mal à ça non plus.» Ça, après avoir dit que j'avais réagi de façon «quasiment haineuse» aux propos du maire de Windsor… 

Si j'ai bien compris, c'est un peu le même message qu'on m'avait lancé il y a 50 ans à la table de la cafétéria de l'Université d'Ottawa, en plus subtil (à peine). Étant un «déserteur» (résident québécois, à Gatineau) et un «séparatiste» (terme un peu extrême pour une pensée que j'estime passablement plus complexe), mes propos - peu importe leur valeur - doivent être accueillis avec méfiance. Jadis, on me refusait le droit de m'exprimer sur le Québec parce que j'étais Franco-Ontarien fédéraliste et aujourd'hui, je devrais m'abstenir ou me sentir exclu des débats franco-ontariens parce que je suis devenu Québécois souverainiste?

Un degré variable d'hostilité envers le Québec existe depuis longtemps dans certains milieux franco-ontariens. Et au Québec, les francophones des autres provinces, y compris les Franco-Ontariens, ne suscitent trop souvent qu'une indifférence négligente. J'ai tenté, dans la page éditoriale du Droit et dans mes textes de blogue, de créer des liens, de favoriser un dialogue entre Québécois et la francophonie pan-canadienne y compris les Franco-Ontariens, parce que nous partageons - peu importe les convictions constitutionnelles - les mêmes racines culturelles et un même devoir de protection et de promotion de la langue française. J'ai cru, peut-être erronément, à la possibilité d'un débat sans exclusions et sans procès d'intention.

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* Le répit n'a pas duré longtemps. Le français est désormais menacé dans l'Outaouais urbain et dans la grande région montréalaise. Certains éléments des vieux combats franco-ontariens se poursuivent… au Québec.


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