lundi 23 juin 2014

Tocqueville au Québec en 1831: «Il y a ici tous les éléments d'un grand peuple»

La célébration de la St-Jean Baptiste, devenue fête nationale du Québec et des Canadiens français hors Québec, remonte à 1834. Cette période troublée, qui aboutirait quelques années plus tard à la rébellion des Patriotes, n'a pas été observée à l'époque par un grand nombre d'étrangers.

Le sort a voulu que le célèbre philosophe-sociologue français Alexis de Tocqueville, venu aux États-Unis pour étudier les rouages de la démocratie américaine (il signerait en 1833 De la démocratie en Amérique, encore aujourd'hui un manuel de référence en science politique), bifurque vers le Bas-Canada fin août-début septembre 1831 et rapporte, dans une série de lettres, ses commentaires sur la situation sociale et politique le long des rives du Saint-Laurent.

Ces écrits ont été colligés par le chercheur Jacques Vallée en 1973 et publiés sous le titre Tocqueville au Bas-Canada. Tocqueville était sur les rives de la rivière Flint, dans l'État du Michigan, près du village de Saginaw, quand eut lieu, un soir de fin juillet, 1831, une rencontre qui le bouleversa. Voici ce qu'il écrivit le premier août en traversant le lac Huron en bateau à vapeur:

«Au bout de quelques minutes un léger bruit se fit entendre et quelque chose s'approcha du rivage. C'était un canot indien long de dix pieds environ et formé d'un seul arbre. L'homme qui était accroupi au fond de cette fragile embarcation portait le costume et avait toute l'apparence d'un Indien. Il adressa la parole à nos guides qui à son commandement se hâtèrent d'enlever les selles de nos chevaux et de les disposer dans la pirogue,

«Comme je me préparais moi-même à y monter, le prétendu Indien s'avança vers moi, me plaça deux doigts sur l'épaule et me dit avec un accent normand qui me fit tressaillir : « N'allez pas trop vitement, y en a des fois ici qui s'y noyent. » Mon cheval m'aurait adressé la parole que je n'aurais pas, je crois, été plus surpris. J'envisageai celui qui m'avait parlé et dont la figure frappée des premiers rayons de la lune reluisait alors comme une boule de cuivre : « Qui êtes-vous donc, lui dis-je, le français semble être votre langue et vous avez l'air d'un Indien ? » Il me répondit qu'il était un bois-brûlé, c'est-à-dire le fils d'un Canadien et d'une Indienne.

«J'aurai souvent occasion de parler de cette singulière race de métis qui couvre toutes les frontières du Canada et une partie de celles des États-Unis. Pour le moment je ne songeai qu'au plaisir de parler ma langue maternelle. Suivant les conseils de notre compatriote le sauvage, je m'assis au fond du canot et me tins aussi en équilibre qu'il m'était possible. Le cheval entra dans la rivière et se mit à la nage tandis que le Canadien poussait la nacelle de l'aviron, tout en chantant à demi voix sur un vieil air français le couplet suivant dont je ne saisis que les deux premiers vers :

    «Entre Paris et Saint-Denis
    Il était une fille.»

Informé de l'existence d'un peuple de langue française dans la vallée du Saint-Laurent, il s'y rendit à la fin d'août 1831 et ses propos jettent un éclairage fascinant sur la société de l'époque et sur les rapports entre les Canadiens (les francophones) et les Anglais. Il en tire quelques conclusions qui conservent toute leur pertinence pour le Québec de 2014. 

« Il y a ici tous les éléments d'un grand peuple. Les Français d'Amérique sont aux Français de France ce que les Américains sont aux Anglais. Ils ont conservé la plus grande partie des traits originaux du caractère national, et l'ont mêlé avec plus de simplicité et de moralité. Ils se sont débarrassés comme eux d'une foule de préjugés et de faux points de départ qui font et feront peut-être toujours les misères de l'Europe. En un mot, ils ont tout ce qu'il faudrait pour créer un grand souvenir de la France dans le Nouveau monde. Mais parviendront-ils jamais à reconquérir complètement leur nationalité? C'est ce qui est probable sans malheureusement être assuré. »
.......
« Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le haut du commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple conquis, partout où il n'a pas l'immense supériorité numérique, perd peu à peu ses moeurs, sa langue, son caractère national. »

Le texte intégral de «Tocqueville au Bas-Canada» est maintenant disponible en ligne à http://bit.ly/1wnYNlc. C'est une lecture que je recommande fortement.

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