mardi 24 juin 2014

Nous sommes le Québec… mort ou vivant?


Ce matin, en voiture, à la radio (100% québécoise pour la fête nationale), j'écoutais une version de Toune d'automne, des Cowboys fringants, enregistrée en spectacle. Du début à la fin, l'auditoire chantait avec le groupe. Par moments, les Cowboys se contentaient de jouer les instruments, laissant le micro à la foule. Je n'ai pu m'empêcher de penser à cette citation de Félix Leclerc qu'une jeune comédienne avait lue hier soir, sur la scène des Plaines d'Abraham : «Le Québec est divisé excepté quand il chante…»

Cela m'a toujours impressionné de voir à quel point le grand public, au Québec et même au sein de la francophonie hors-Québec, pouvait mémoriser les airs et paroles de tant de chansons de tant d'artistes. Pendant que les dossiers des actualités et les cours d'histoire ont tendance à sombrer dans l'oubli, nos artistes de la scène musicale laissent des empreintes indélébiles dans nos mémoires. Mettez sur scène un Robert Charlebois, un Gilles Vigneault, un Paul Pïché, enfin peu importe, et vous trouverez devant eux des milliers de gens de tous âges que leur musique a séduits.

Justement, en toute fin de spectacle, hier soir, le grand Charlebois, qui fête ce 25 juin ses 70 ans, lançait à la foule: «On en apprend plus sur l'histoire d'un peuple et d'une nation à travers ses chansons qu'avec tous les discours politiques mis à bout.» Je ne sais pas à quel point il a raison, mais une chose est sûre: il n'a pas complètement tort. La politique, historiquement, a eu tendance à nous diviser pendant que notre répertoire musical faisait des adeptes dans tous les camps. Le problème, évidemment, c'est que les chansons ne gagnent pas d'élections ni de référendums, et ne modifient pas les constitutions.

Nos compositeurs, au-delà de leurs refrains d'amour bien sûr, ont porté en paroles et en musique nos douleurs, nos échecs, nos contestations et nos espoirs. Notre histoire est remplie de héros plus ou moins tragiques qui, en dépit de la noblesse de leur cause, n'ont pas réussi à vaincre plus puissants qu'eux. Des pleurs post-rébellion 1837 (Un Canadien errant) aux hymnes de la Révolution tranquille et d'après, les chansonniers ont accompagné et parfois consolé notre petite nation en devenir et en péril. «Survivre, c'était déjà vaincre», affirmait Georges Dor dans sa chanson Les ancêtres. Aujourd'hui, cela ne suffit plus et de toute façon, en 2014, notre survie n'est plus assurée…

Avant l'apparition des médias audiovisuels dans les années 1950, notre nation s'appuyait sur trois piliers: une forte natalité, la religion catholique et la langue française. Je me souviens encore des processions de la Saint-Jean-Baptiste durant mon enfance à Ottawa. La fête était fériée (du moins à l'école) et la messe était obligatoire sous peine de péché mortel… Les maisons étaient pavoisées de drapeaux du Saint-Siège et du Sacré-Coeur (variante ancienne du drapeau québécois) et à la fin de la procession trônait le petit Jean-Baptiste aux cheveux blonds bouclés… Le cadre était religieux mais Saint Jean était le saint patron officiel des Canadiens français… C'était donc aussi la fête nationale.

Dans les années 60, l'édifice religieux s'est écroulé, entraînant avec lui le taux de natalité, et la langue française est devenue le principal facteur de cohésion et de ralliement du nationalisme canadien-français, puis québécois. De René Lévesque qui a voulu, après 1962, que l'on construise les barrages de la Manicouagan en français à l'adoption de la Loi 101 en 1977, un puissant courant de francisation a rallié l'ensemble de la société québécoise… du moins chez les francophones. De l'affichage commercial à la langue du travail, un certain consensus s'est établi sur des seuils minima à atteindre. Et cela a donné des résultats appréciables, particulièrement au sein des communautés immigrantes.

Aujourd'hui, cependant, la langue française est menacée comme jamais auparavant. La pression de l'unilinguisme anglais nord-américain, s'ajoutant à l'hégémonie mondiale actuelle de la langue anglaise, s'accroît sans cesse. Mais le pire, c'est l'effritement de la volonté d'affirmer le français au Québec comme langue commune, comme langue du travail, comme langue d'affichage. Libéraux et caquistes ont brisé le quasi-consensus d'un demi-siècle en se disant favorables à un bilinguisme mur à mur pour les francophones du Québec, et même le Parti québécois a paru plutôt «mou» dans ce dossier. Avec Philippe Couillard et François Legault, les barrages de la Manicouagan auraient peut-être été bâtis en anglais…

Les données des recensements fédéraux sont implacables. Elles démontrent une corrélation rigoureuse entre l'augmentation des taux de bilinguisme chez les francophones et l'accélération des transferts linguistiques vers l'anglais (l'assimilation). Et la popularité effarante du programme d'anglais intensif en sixième année, particulièrement dans les régions les plus francophones du Québec, témoigne d'un net affaiblissement identitaire au coeur même de la nation québécoise. Un effritement identitaire semblable n'est pas visible au sein de la minorité anglo-québécoise, même si le nombre de parlant français est en nette hausse.

Si on cesse de lutter pour la francisation des milieux de travail, si on accentue la présence de l'anglais au sein de nos universités, si on tolère sans rouspéter les violations constantes de l'affichage en français dans les commerces, si le bilinguisme remplace le français comme objectif culturel, il suffira de quelque générations pour franchir le point de bascule. Les spectacles de la St-Jean seront bilingues ou multilingues, en attendant, au siècle prochain, de devenir des «shows» de St. John's Day.

Il est devenu urgent de mobiliser nos chansonniers et leur vaste public, avant qu'il ne soit trop tard. Si la fête nationale (ou la St-Jean ailleurs au pays) doit rester une affirmation de notre francophonie, il faudra réussir à transformer les paroles que l'on chante en victoires politiques. Et vite. Il faudra ramener le PLQ et la CAQ à la raison, leur faire comprendre qu'ils nous amènent au bord du précipice culturel. Il faudra convaincre les trois partis indépendantistes de faire la paix ou de voir leur projet finir sur une tablette poussiéreuse de l'histoire. Il faudra aussi briser l'impasse constitutionnelle qui cantonne le Québec dans un cul-de-sac qui dure depuis un demi-siècle.

Je vais avoir 68 ans le mois prochain (je suis déjà heureux de m'être rendu jusque là) et je sais que j'ai beaucoup plus de fêtes nationales derrière moi que devant. Mon sentiment d'urgence tient sans doute en partie au désir de voir quelque gain avant de crever. Il faudrait d'ailleurs tous se parler au sujet de ce qui constitue un gain. Je ne suis pas partisan du tout ou rien. Quelque chose, c'est déjà mieux que rien, même si ce n'est pas le gros lot. Peut-être est-il impossible d'avoir un consensus sur l'indépendance, du moins pour le moment, mais des consensus peuvent être réalisés sur des projets plus modestes. On a vu, dans des dossiers précis, des votes unanimes de l'Assemblée nationale.

Le peuple québécois a acquis sa souveraineté. C'est déjà fait. Il l'a exercé en 1980 et en 1995 lors de deux référendums sur une forme d'indépendance et d'association avec le reste du Canada. Le peuple québécois a agi en nation souveraine, capable de décider de son destin, et les représentants du gouvernement fédéral, Pierre Trudeau et Jean Chrétien en tête, ont reconnu ce droit de décision en participant au débat référendaire. Participer, c'était déjà accepter de tenir compte de la décision, quelle qu'elle soit. En 1998, la Cour suprême, dans un jugement certainement inattendu, a reconnu qu'une réponse claire à une question claire entraînait une obligation de négocier pour les autorités d'Ottawa.

Or, rien ne dit que le Québec doit tenir un référendum juste sur l'indépendance. Postulons un instant que tous les partis puissent s'entendre sur la transformation du Québec en république provinciale (à l'intérieur de la fédération canadienne) et sur une augmentation substantielle des pouvoirs du Québec en politique étrangère (y compris une présence aux Nations Unies), encore une fois sans modifier l'essence des liens fédéraux. Cela pourrait être soumis aux Québécois par voie référendaire et pourrait recueillir une majorité de plus de 60%, voire des deux tiers et même davantage. Avec une telle majorité, en vertu même de l'avis de la Cour suprême, Ottawa et les autres provinces seraient dans l'obligation de négocier une modification du statut constitutionnel du Québec.

De toute évidence, nous tournons en rond présentement et avec un front commun anti-souverainiste des grands empires médiatiques (il faudra reparler de ça), les chances de voir évoluer l'opinion publique vers une affirmation accrue du caractère français et autonome du Québec sont au mieux, minces. On m'a toujours accusé de rêver en couleur. Mais y a-t-il meilleure façon de rêver? Je n'ai jamais oublié cette citation de Robert Kennedy, en 1968, dont voici une traduction libre : «Certaines personnes voient les choses telles qu'elles sont et se demandent pourquoi. Moi, je rêve de choses qui n'ont jamais existé et je me dis: pourquoi pas?»

«Je suis Québec mort ou vivant», chantait Claude Gauthier dans Le plus beau voyage en 1972. À ceux et celles qui préfèrent «vivant», le temps est à l'action !









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