En décembre 1969, j'avais 23 ans. J'étais journaliste du Droit depuis le début de juin. Un petit nouveau, quoi, fraîchement débarqué des sciences sociales et des mouvements de révolte étudiants de 1968, prêt à changer le monde... Et voilà que quelques jours avant Noël, on convoque tout le personnel du Droit dans la grande rotonde de l'édifice de la rue Rideau...
Le président de l'Association des employés du quotidien (un organisme dont on avait vaguement entendu parler) s'adresse alors ainsi aux quelques centaines de personnes entassées au rez-de-chaussée et dans les escaliers : « Je vous présente Aurèle Gratton (directeur général du Droit, ou disait-on «gérant» à l'époque?). Il est notre père, nous sommes ses enfants. Écoutons-le. »
Et nous, la bande de jeunes journalistes, de s'esclaffer... Formés à l'école du syndicalisme combatif de l'après-Révolution tranquille, nous ne retenions de cette présentation qu'un paternalisme qui nous semblait totalement dépassé. Il ne nous est jamais venu à l'idée de nous interroger sur l'esprit qui animait nos collègues plus âgés dans l'entreprise, pour qui l'évocation de symboles familiaux semblait normale, voire émouvante.
Quelques années plus tard, quand, le premier matin de mes vacances estivales, je suis allé faire un tour à la salle des nouvelles (et je n'étais pas le seul...), j'ai compris que le journal était devenu pour moi, et pour d'autres, un second chez-soi. Ce n'était peut-être pas «la grande famille» comme pour les générations précédentes, en tout cas pas tout à fait, mais un puissant lien s'était forgé, presque à notre insu...
Il y avait toujours, fin années soixante début années soixante-dix, d'anciens employés avec 30 et 40 et même plus d'années de service. Certains étaient arrivés à la fin des années 20. Ces pionniers avaient connu la toute première génération d'artisans du journal. C'était un peu comme les anciennes familles où grands-parents, parents et enfants cohabitaient dans la même maison. Il y avait une continuité, un fil conducteur, un sens des origines et de son lien avec le présent et l'avenir.
En rétrospective, je crois que les jeunes de mon époque avaient raison de vouloir tout chambarder, et que les plus vieux avaient eux aussi raison de vouloir conserver leurs acquis. Le truc, c'est sans doute de savoir quoi changer et quoi garder. Aujourd'hui, je regarde Le Droit et j'ai de la difficulté à imaginer les sentiments qui animent la génération de jeunes journalistes qui a pris la relève.
Ils n'ont pas vécu, sauf pour quelques-uns des plus anciens, les mêmes expériences que nous. Ils n'ont pas vécu le bruit, l'odeur et la chaleur des anciens ateliers avec les linotypes, le plomb et les fiers artisans qui ont vu leur métier pluricentenaire disparaître avec les ordinateurs; la fébrilité des pressiers et le vrombissement des immenses presses en train de cracher les premières copies du journal; l'intensité des dernières minutes avant l'heure de tombée du midi quand toute l'énergie de la salle des nouvelles est dirigée vers la production d'une dernière édition qui sera livrée à l'heure du souper...
Aujourd'hui, la technologie a bouleversé les médias et leurs artisans. Les cultures d'entreprises ont changé. On a parfois l'impression qu'une rupture s'est opérée, et que les temps plus anciens n'ont plus de lien immédiat avec le monde contemporain. J'espère que je me trompe. J'espère que le lien, cette continuité, n'existe pas seulement dans la mémoire des plus vieux.
Aujourd'hui, Le Droit a 100 ans. Mais il n'a pas que le centième. Ces années, il les a toutes. Des milliers de personnes, hommes, femmes et enfants (n'oublions pas que le journal a été surtout livré par des enfants jusqu'à 1987...), ont participé à cette « grande famille » centenaire. J'ose croire que tous ceux qui ont oeuvré ou qui oeuvrent toujours, dans quelque fonction, à la parution du Droit auront une pensée spéciale aujourd'hui, si ce n'est que pour se remémorer leur passage au journal.
Et je me plais à imaginer que ceux et celles qui sont disparus, s'il y a une après-vie, sont rassemblés quelque part et trinquent à notre santé.
Bonne fête à nous, tous et toutes.
À la lecture de ce texte, je me sens tellement solidaire de la famille!!! (Évidemment, avec les yeux remplis d'eau.) Nous avons vécu cette frénésie quotidienne, dans le tapage de nos piocheuses, des presses, etc. Mais aussi en se serrant les coudes. Nous n'avions pas le choix. Parfois, au pied levé, il fallait remplacer un-e collègue et piger dans les dossiers des uns et des autres. Vous souvenez-vous de l'odeur des archives d'Alice Mimeault? Odeur de vieux journaux... presque de sueur.
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