Parfois, quand je traverse la rivière des
Outaouais, je me rends dans mon ancien quartier d’Ottawa, qu’on appelle encore
aujourd’hui Mechanicsville (un lien quelconque avec les mécaniciens de
l’ancienne gare du Pacifique Canadien, située tout près à l'époque des trains à vapeur) et qui faisait partie
de la grande paroisse canadienne-française de Saint-François d’Assise.
Une partie de la petite et de la grande
histoire franco-ontarienne s’est jouée ici, sous nos yeux, sans qu’on s’en soit
rendu compte à l’époque. Quand on est enfant, on a autre chose à faire –
s’amuser, aller à l’école, aller à l’église (je parle des années 1950) – mais
la réalité qui nous entoure s’enregistre et prend graduellement une forme
cohérente.
Un bon jour, par exemple, le dépanneur Bissonnette était passé
aux mains d’un certain Nick, qui ne parlait pas français. L'immense majorité de ses clients étaient canadiens-français, ce qui ne semblait pas le déranger
du tout. Désormais, au dépanneur, on parlerait anglais.
Dans notre grand « terrain de jeux », le
pâturage voisin de M. Tunney, le gouvernement fédéral venait de construire
l’édifice du Bureau de la statistique (le premier d’un immense complexe de
bâtisses pour la fonction publique). Pour nous, à sept ou huit ans, c’était une
chasse quotidienne au trésor de fouiller dans les vidanges pour trouver des
boîtes de cartes perforées des premiers ordinateurs, avec lesquelles on se
fabriquait des avions en papier…
Nous ne pouvions imaginer l’effet qu’aurait la
transformation de notre pâturage-terrain de jeux. Nous ne connaissions rien des
règlements de zonage, des spéculateurs fonciers, de la valeur augmentée des
terrains situés à proximité de tant d’emplois. Mais avant même d’atteindre
l’adolescence, les premiers édifices à appartements avaient commencé à gruger
le patrimoine bâti de notre petite communauté francophone.
Nous allions à l’école catholique
française/bilingue du quartier, l’école Notre-Dame des Anges, sans nous
demander pourquoi nous devions suivre les mêmes cours d’anglais que les
Anglo-Ontariens (on savait qu’il y avait des Anglais quelque part à Ottawa et
en Ontario, mais ils étaient rares dans notre quartier), et pourquoi, à la fin
du primaire, la moitié de l’enseignement se faisait en anglais.
Et nous ne savions pas non plus pourquoi une
forte proportion, sinon la plupart, des jeunes francophones, après le primaire,
étaient obligés de poursuivre leurs études dans une école secondaire anglaise,
Fisher Park High School. Nous connaissions cette école parce qu’un de nos
voisins la fréquentait et qu’il jouait dans un groupe de rock’n roll avec un de
ses amis de l’école, un certain Paul Anka…
Je n’étais pas conscient de l’effort consenti
par mes parents, qui n’avaient pas beaucoup de sous (nous étions quatre
familles à partager l’ancienne maison de mon grand-père quand j'étais petit), et qui avaient réussi
de peine et de misère à payer mon inscription à l’école secondaire bilingue
(!) de l’Université d’Ottawa, une école privée où la majorité des élèves
étaient canadiens-français mais où l’anglais dominait souvent…
À table pour le souper en famille, mon père
suivait son rituel quotidien en nous racontant
sa journée de travail à l’hôtel de ville d’Ottawa. Aujourd’hui, ça me
semble étrange, mais à l’époque nous étions habitués à le voir invariablement
passer à l’anglais pour nous parler des conversations qu’il avait avec ses
patrons. C’était le lot de tous les Canadiens français, la fonction publique
municipale étant particulièrement hostile aux francophones. L’affichage
municipal dans les rues était pour l’essentiel unilingue anglais et avec Charlotte
Whitton aux commandes, la situation n’était pas sur le point de changer.
À l’âge de 13 ans, le passage à l’école
secondaire (située au centre-ville, sur le campus de l’Université d’Ottawa) fut
l’occasion de sortir du quartier et de prendre l’autobus municipal. On a vite
appris à se faire traiter de frogs par les Anglais ou, pire, de se faire
lancer, à l’occasion, un Speak white dont on saisissait pas très bien l’origine
mais dont on comprenait parfaitement le sens. Et demander des billets d’autobus
en français pouvait nous attirer des regards sévères à moins de tomber sur un
chauffeur canadien-français.
Au secondaire, on a vite appris que dans un
groupe de 10 francophones et d’un anglophone, on parlait anglais. Et que les
matières autres que le français, la religion, la géographie ou l’histoire
étaient enseignées en anglais, même dans une école pour francophones. Donc, la
science, les maths, la chimie, la physique, c’était in English au début des années 1960. Personne ne
nous avait vraiment renseigné sur l’histoire de l’illégalité des écoles
françaises en Ontario…
Mais nous avions malgré tout de la chance.
Nous vivions dans une enclave francophone urbaine bien enracinée où les
familles s’appelaient Allard, Longpré, Jubinville, Pouliotte, Desrochers,
Vachon, Pelletier, Bastien, Charron, Meunier, Bourguignon, Joanisse, etc. Il y
avait bien des Corcoran et des Connolly, mais les enfants parlaient français.
Entre la rivière des Outaouais et la « grand-rue » (le nom que nous donnions à
la rue principale d’Ottawa, la rue Wellington), c’était notre village
canadien-français dans la ville d’Ottawa. Nous avons été la dernière génération
à avoir cette chance.
Aujourd’hui, il reste des maisons de l’époque
mais la communauté a rendu l’âme. Notre petite église paroissiale (ND des
Anges) a dû fermer ses portes faute de paroissiens et la grande église
St-François d’Assise, vidée par l’exode des jeunes et par l’abandon de la
pratique, reste comme un monument à ce qui fut jadis, jusqu’aux années 1960,
une communauté florissante.
Une part importante du drame de l’Ontario
français, nous l’avons vécue : un système scolaire qui, jusqu’à la fin des
années 1960, favorisait ouvertement l’assimilation des Franco-Ontariens, et
l’effritement, à partir des années 1960, des grandes bases urbaines canadiennes-françaises
d’Ottawa (et du reste de l’Ontario) y compris le cœur de la communauté, la
Basse-Ville.
Aujourd’hui, sur mon ancienne rue, le
spectacle est désolant. La maison familiale existe toujours et les proprios
actuels semblent avoir fait quelque effort d’entretien. Mais d’autres
habitations voisines ont maintenant l’allure de taudis. Et plus on s’approche
de Tunney’s Pasture, plus les appartements dominent le paysage. On parle pour
bientôt d’un projet de tour de 30 étages… Et dans les rues, on n’entend plus
beaucoup de français.
Je me souviens des discussions au sein des
organismes franco-ontariens, en 1966, à l’approche du centenaire de la
Confédération. Nous étions un petit groupe à réclamer qu’on dénonce les
célébrations du centenaire et qu’on porte les petits macarons « Cent ans
d’injustice » en protestation. On nous a traités de séparatistes…
Aujourd’hui, il existe une journée officielle
des Franco-Ontariens (le 25 septembre), où l’on célèbre, entre autres, de très
réelles victoires obtenues sur le plan scolaire et juridique au cours des
quarante et quelque dernières années. Et pourtant, les défis auxquels la
communauté franco-ontarienne est confrontée sont peut-être encore plus formidables que ceux de
ma jeunesse. Si d’autres racontaient leur histoire,
qu’apprendrait-on ?
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