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Dans le tumulte du monde syndical, au début des années 1970, Pierre Vadeboncoeur fut pour plusieurs un repère, un phare dans la tempête. Ses réflexions sur la société, la religion et sur l'avenir du Québec conservent aujourd'hui tout leur intérêt. Le texte ci-dessous a été écrit dans le sillage de la crise d'octobre, sous Bourassa et Trudeau, avant la révolution technologique de l'Internet, mais permet de jeter un regard critique sur le Québec d'aujourd'hui.
« Il est admirable que nous soyons, par habitude historique, ainsi que des Français bavards et bons vivants devant l'occupant martial, odieux et impudent, d'incorrigibles provinciaux. Peuple instable et politiquement peu conséquent, auquel le premier ministre ne ressemble pas plus qu'un dieu apporté d'outre-mer à des aborigènes. Ce peuple ne ressemble guère à d'autres, si ce n'est pas emprunt. Je crois que s'il vient à réussir, il restera d'abord une sorte de témoin de l'inassimilation et persistera d'une certaine façon à ne pas faire les choses comme les autres, à les faire plus mal ou mieux que d'autres. On le verra longtemps plus ignorant, moins sérieux, plus humain, plus sensible, moins habile, moins présomptueux, moins volontaire, plus rieur, plus artiste, plus vrai, plus ordinaire, plus rare que d'autres, et dépassant par un côté simplement humain la hauteur avantageuse et risquée d'autres peuples.
À moins que nous ne nous corrompions beaucoup et à la condition de nous maintenir dans l'histoire, nous aborderons d'une manière profondément particulière, avec l'insoupçonné que gardent toujours en eux les peuples pauvres, des temps trompeurs. Nous avancerons vers l'époque qui commence, porteurs de certains des secrets d'un avenir plus lointain qu'elle. Chose probable en tout cas, nous nous y trouverons circonscrits en nous-mêmes, voués à la différence, comme aucune population d'Amérique du Nord, par des lois organiques d'une croissance nécessairement autonome, réduits en effet à la nécessité d'être, donc d'être différemment, dans un cadre spécial, pour une autre entreprise.
Nous garderons, il me semble, ce sens qui dans l'histoire nous ramena toujours au centre de nous-mêmes, cette direction vers l'intérieur. Ce sera très étrange, notre identité.
Comme des humiliés, comme des simples, devant des peuples forts, nous avançons presque sans armes depuis deux siècles, inhabitués aux armes, habitués à la paix, réfractaires à la contrainte, convaincus d'un droit, imperméables aux raisons, négateurs du privilège du prince, aussi réfugiés que libres, aussi placides que différents, dans un éloignement psychologique aussi grand que l'éloignement géographique et historique dans lequel nous vécûmes.
Nous sommes encore en nous-mêmes un peuple du bout du monde. Nous sommes entre nous, comme dans le dernier des villages. Les courroies de transmission qui nous articuleraient à un monde étranger et bien organisé par d'autres ne trouvent pas en nous les rouages pour lesquelles elles sont faites. Nous sommes ce qu'il y a de plus contraire à l'étranger et il n'existe peut-être pas de peuple au monde qui ait, au point où nous l'avons, le sentiment que tout ce qui n'est pas lui-même est étranger.
L'échec du Canada comme pays tient à ce que cette identité ne peut guère se marier à d'autres et qu'on ne trouve pas en nous cet homme abstrait et universel sur lequel l'école fonctionnaliste, par exemple, fonde sa politique. Il n'y a pas encore eu moyen de nous placer quelque part dans une organisation harmonieuse et féconde avec d'autres, soit dans le pays politique, soit dans des associations privées, soit dans le monde des lettres, et nous avons, comme aucun peuple, un monde de conscience étrangement démarqué par notre univers particulier, étrangement distinct et suffisant, un univers moral, un univers social, avec lequel s'établissent mal les communications originant d'ailleurs.
Nous ne sommes pas facilement assimilables et d'autre part nous assimilons généralement mal le produit de l'étranger. La légende du Canadien errant explique la réalité du Québécois fixé chez lui. Même la France ne s'est jamais reconnue chez nous et nous ne retrouvons pas notre image au milieu des Français. La France est une nation à un plus haut degré qu'elle n'est un peuple, mais nous, nous sommes un peuple avant tout.
Ce sentiment d'identité nous perdra s'il ne nous sauve; et dans un monde où nous n'aurions pas réussi à établir notre souveraineté politique, notre identité nous tirera comme un boulet. »
Pierre Vadeboncoeur, extrait du livre Indépendances, 1972.
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