Des militaires montant la garde en octobre 1970...
Dans son roman 22/11/63, Stephen King tente d'imaginer ce que serait devenu son pays et le monde si on avait pu, en retournant dans le passé, éviter l'assassinat de John F. Kennedy. On ne saura jamais à quel point la vision d'apocalypse qu'il projette aurait pu être plausible, mais cela donne tout au moins un scénario fascinant. C'est une technique qu'a aussi employée Éric-Emmanuel Schmitt dans La part de l'autre pour imaginer ce qu'aurait été la vie d'Adolf Hitler si ce dernier était devenu artiste…
En relisant un vieux numéro du 26 septembre 1970 du Quartier latin, l'ancien magazine des étudiants de l'Université de Montréal, la machine à voyager dans le temps a embrayé et j'ai pu entrevoir des événements qui auraient pu remplacer notre «crise d'octobre» si deux cellules du Front de libération du Québec n'étaient pas intervenues, une pour enlever le diplomate James Cross (5 octobre), l'autre pour kidnapper (10 octobre) et assassiner (17 octobre) le ministre Pierre Laporte, sur fond de mesures de guerre (16 octobre) et d'emprisonnements injustifiés de centaines d'innocents.
Sous le titre FLQ versus la patente judiciaire, l'article non signé du Quartier latin annonce un automne chaud axé tout autant sur le FLQ, mais se déroulant essentiellement devant les tribunaux. Il faut rappeler que dans le sillage de l'élection vivement contestée d'avril 1970, de la victoire de Robert Bourassa, du coup de la Brinks, et de la maigre récolte de sept députés pour le PQ qui, à son premier scrutin général, avait récolté 23% des voix, un vent de révolte s'annonçait, particulièrement au sein de la jeune génération.
En juin 1970, la police avait arrêté le felquiste Claude Morency à Prévost, au nord de Saint-Jérôme, et l'avait accusé avec ses camarades François Lanctôt et André Roy d'avoir conspiré pour enlever l'ambassadeur des États-Unis au Canada, Harrison Burgess, d'avoir commis un vol à main armée à la caisse pop de l'Université de Montréal, et d'avoir été en possession illégale de dynamite. Or, le procès de Morency devait avoir lieu (et a de fait eu lieu) le 9 octobre 1970. Et on y prédisait de la bisbille…
Selon le journal étudiant, les accusés avaient l'intention de ne pas respecter les règles du tribunal et les rapports traditionnels autorité-accusé. Ils allaient d'abord clamer leur refus «d'être jugés par un homme qui tient son rôle social de par ses influences politiques». Le procès des «trois du FLQ pourrait provoquer une grande foire dans l'édifice sinistre de la rue Notre-Dame», ajoutait l'auteur du texte.
Par ailleurs, on prévoyait à l'automne une abondance de procès politiques qui auraient pu devenir des points de ralliement pour des actions de contestation :
- les causes de Pierre Vallières et Charles Gagnon, toujours en attente;
- le procès de Pierre Marcil, accusé de conspiration pour l'enlèvement du délégué commercial d'Israël à Montréal;
- le procès d'Yves Bourgault, accusé de sédition et de possession d'explosifs;
- la comparution des 21 de la Maison du pêcheur à Percé;
- la reprise des procès de Reggie Chartrand, Raymond Lemieux et Laurier Gravel, également accusés de sédition; ainsi que
- les procès et sentences de matraqués du 24 juin 1968, et les procès d'accusés dans l'affaire raciale de Sir George Williams (11 février 1969).
Et comme si cette «pluie» de procès de felquistes et d'indépendantistes, déjà porteuse d'éclairs, de coups de tonnerre et de bourrasques potentiellement violentes, ne suffisait pas, le journal des étudiants de l'Université de Montréal invitait ses lecteurs et lectrices à «ridiculiser cette immense patente (judiciaire) qui opprime les Québécois» en posant des gestes de provocation dans les salles de tribunaux. Voici quelques suggestions offertes à titre d'exemple par le Quartier latin:
« - Lancez des confétis.
- Laissez tomber sur le plancher des couleuvres, des crapauds, des criquets, des tortues, des souris.
- Lancez des billes (smokes) sur les calorifères.
- Que tous les spectateurs se lèvent en même temps et fassent le geste de lancer un objet vers le juge. Une seule tomate ou un seul oeuf s'éfouère dans la face du juge… alors tout le monde est safe.
- Gazouillez comme des petits zoiseaux…
- Jappez quand un flic témoigne pour la Couronne.
Il faut que les accusés se sentent appuyés par les militants.»
Quand le Quartier latin a publié son numéro suivant, le 9 octobre 1970, on ne parlait plus - on ne parlerait plus jamais - d'un tel scénario. On n'y publiait que la manifeste du FLQ, lu également sur les ondes de Radio-Canada et ailleurs, d'autres événements ayant été mis en marche. On connaît la suite. Je m'en souviens pour avoir couvert la crise d'octobre comme journaliste. Les plus jeunes la retrouveront dans les livres d'histoire. Mais un bon rédacteur de romans, amateur d'histoire-fiction, pourrait bricoler un passionnant «que-serait-il-arrivé-si...» avec cette page d'un magazine étudiant publié à peine quelques jours avant l'entrée en scène de la cellule Libération...