mercredi 17 juin 2015

Les sondages, comme l'argent: de bons serviteurs, de mauvais maîtres...

Le sondage d'opinion publique, comme l'argent, est «un bon serviteur et un mauvais maître». Qu'on utilise Léger, CROP, Ipsos, Ekos ou leurs semblables pour vérifier la popularité d'un parti, d'un chef ou d'un programme politique, cela va de soi. Mais on glisse du «côté sombre» quand on se fonde sur les résultats de sondages pour choisir son chef, pour positionner ses candidats ou, pire, pour tarabiscoter des promesses électorales…

En 2013, les libéraux fédéraux se voyaient déjà au pouvoir en couronnant Justin Trudeau comme leader. Ils salivaient devant des sondages qui indiquaient une avance de 7 ou 8 points (ou plus) sur les conservateurs de Stephen Harper. Le NPD croulait aux alentours de 20%, pendant que le PLC avec Justin à la barre dépassait le seuil des 45% des intentions de vote au Québec. J'avais alors estimé, en éditorial dans Le Droit, qu'il s'agissait d'un pari risqué, parce qu'on «ne voyait que l'aura de réussite qui entoure le nom et le personnage».

Deux ans plus tard, le plus récent sondage Ekos (12 juin 2015) donne près de sept points d'avance au NPD sur les conservateurs de Stephen Harper. Le parti de Justin Trudeau occupe la troisième place pan-canadienne avec moins de 25% des intentions de vote, et se classe quatrième au Québec, où le Bloc s'est hissé en deuxième position - loin derrière le NPD cependant. D'autres sondages viendront - en quantités obscènes - et tout cela peut bien changer de semaine en semaine d'ici l'élection fédérale d'octobre. Reste que bien des libéraux doivent désormais se poser des questions…

Le Bloc québécois vient lui aussi de mettre en scène sa variante d'un couronnement par maison de sondage. Selon les textes des médias, la perception de l'état actuel de l'opinion publique est au coeur du changement surprise de chef, la semaine dernière. Un article publié dans Le Soleil précisait qu'un sondage «déterminant» (commandé par le Bloc) donnait une part de 16-17% des votes au Bloc québécois sous Mario Beaulieu, 23-24% avec Bernard Landry et 28-29% avec Gilles Duceppe. Et cela, semble-t-il, a suffi pour convaincre à peu près tout le monde…

Personne ne met en doute les qualités de chef de parti de Gilles Duceppe. Dans la bagarre électorale, il peut facilement tenir tête à Stephen Harper, Thomas Mulcair et Justin Trudeau. Et je concède qu'il est sans doute le mieux placé, en 2015, pour diriger (une dernière fois) les troupes du Bloc. Mais pendant qu'un sondage prédit la catastrophe sous Mario Beaulieu, il faudrait peut-être rappeler qu'au seul sondage qui comptait vraiment en 2011, celui du 2 mai, Gilles Duceppe était aux commandes quand le parti s'est effondré devant le sympathique homme à la canne du NPD.

Sans doute n'aurait-il pu rien faire pour contrer la marée orange. Une telle vague emporte tout sur son passage. Mais Gilles Duceppe n'avait pas la mine d'un gagnant après le scrutin, et sa démission n'a surpris personne. Avec seulement quatre députés, bien des observateurs étaient prêts à enterrer le Bloc, qui a poursuivi sa glissade dans l'opinion publique après l'élection. L'arrivée d'un gouvernement péquiste minoritaire en septembre 2012 aurait pu contribuer à raviver la ferveur pour le Bloc à Ottawa, mais la défaite de l'équipe Marois en avril 2014 après un règne pour le moins tumultueux semblait un clou de plus dans le cercueil…

Puis, en juin 2014, quelque 11 000 des 19 000 membres du Bloc participent au choix d'un nouveau chef, et 6000 d'entre eux donnent leur appui à Mario Beaulieu. Un choix surprise. Vraiment pas un choix «sondage». Alors que les appuis à la souveraineté vivotent et que l'éventualité d'un référendum gagnant n'apparaît même plus sur le radar, voici qu'entre en scène un chef qui dénonce le «défaitisme» et qui veut que «le Bloc québécois soit le moteur de la relance du mouvement indépendantiste».

Au lieu d'envelopper l'option indépendantiste de «peut-être» et de «si» et de «on verra» pour ne pas trop agacer l'opinion publique des sondeurs, il la place à l'avant-scène, en vitrine, comme principal cheval de bataille. «Le temps de rêver à la liberté et de croire en l'avenir est revenu», dit-il. Le chef du Bloc aurait sans doute pu se montrer moins abrasif en commentant ses prédécesseurs, mais ces mêmes prédécesseurs auraient pu mieux encaisser les coups. Après tout, la politique est un sport extrême, et le choc des idées devrait être accepté comme partie intégrante du train-train quotidien dans un mouvement qui regroupe autour de la souveraineté toute la gamme des tendances gauche-droite.

Quoiqu'il en soit, Mario Beaulieu a réussi - sans l'aide des sondages - à amasser l'appui de 6000 partisans. Et il a entrepris de sillonner le Québec, reprenant un travail de mobilisation d'une base sans doute démotivée depuis l'élection. Un à un. Cuisine par cuisine. Assemblée par assemblée. Page Facebook par page Facebook. Sans trop d'aide des vedettes. Peut-être n'avait-il pas eu le temps de brasser suffisamment la cage avant le scrutin fédéral, mais il me semble que n'eut été de lui, les dernières braises auraient pu s'éteindre au sein du Bloc. Mario Beaulieu a gardé le Bloc en vie, lui ramenant par surcroit l'appui de centaines de militants parmi les plus engagés.

Avec l'élection de PKP comme chef du PQ en 2015, lui aussi partisan de placer l'objectif d'indépendance à l'avant-scène du discours électoral, Mario Beaulieu semblait tout à coup bien moins isolé au sein de l'élite souverainiste. Et on s'aperçoit que parler davantage d'indépendance ne fait pas culbuter l'option dans les sondages. Elle se maintient et montre parfois des signes de progression. Avec la mort de Jacques Parizeau et le discours sur «la fin des exils» de Jean-Martin Aussant, voilà soudainement le climat favorable au resserrement des troupes. Une certaine urgence s'installe.

Cela aurait dû suffire à ramener les Gilles Duceppe et Mario Beaulieu à renouer. Mais non, il aura fallu qu'une maison de sondage confirme une rentabilité électorale appréhendée pour que les choses bougent. En attendant ce jour où notre petite nation se donnera un pays à son image, la présence du Bloc québécois reste essentielle à Ottawa, si ce n'est que pour empêcher les grands partis fédéraux d'utiliser des élus de chez nous pour bloquer nos aspirations nationales. Le NPD de Tom Mulcair a dénoncé avec virulence la charte québécoise de laïcité et propose maintenant d'envahir des compétences provinciales avec l'aide de ses 50 et quelque députés québécois… Les libéraux et les conservateurs ont fait la même chose pendant des décennies…

Le Bloc québécois ne manque pas d'arguments de fond pour solliciter l'appui des électeurs et électrices du Québec. Qu'il les présente franchement, ouvertement, et fasse confiance au jugement de l'électorat plus qu'aux conseils des sondeurs. Gilles Duceppe et Mario Beaulieu et leurs alliés savent déjà qu'ils auront contre eux les puissantes machines partisanes de Stephen Harper, Thomas Mulcair et Justin Trudeau, et qu'ils ne peuvent compter que sur une sympathie marginale dans de grands médias qui leur seront largement opposés. Un message clair, intègre, présenté avec force, vaudra cent fois plus qu'un message trafiqué par des experts en marketing pour gagner quelques points d'opinion publique...

«Entre la résignation tranquille et sa liberté, cette brave nation choisira la liberté», avait prédit André Boisclair dans son discours d'adieu. Mario Beaulieu avait fait ce pari en faisant fi des sondages. Il semble avoir semé en terre fertile. 

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